Artisan du scénario pour d'autres (Scorsese et De Palma, notamment), Paul Schrader s'est fait chantre du monde ouvrier dans un premier film aussi lucide qu’atypique. Car ce qui importe ici est davantage le destin des personnages principaux qui représentent une classe sociale peu visible au cinéma des décennies précédentes : les ouvriers noirs, qui sont notamment ici réduits dans cette usine de Detroit en une nouvelle forme d’esclavage tout en restant plongés dans leur précarité économique profonde. Le constat social est sans concession, rappelant les nouvelles formes d’oppressions où le pouvoir annihile en divisant « Blancs contre Noirs, jeunes contre vieux » …


« C’est pas une usine, c’est une plantation ! ». Par cette réplique, lancée par Zeke en pleine réunion syndicale, se révèle une réalité qui sera incessamment mise en exergue dans le reste du film : l’allusion à l’esclavagisme, en effet, traduit une vérité qui saute aux yeux, si la mixité est de mise au sein des cols bleus, le pouvoir (à toutes les strates hiérarchiques de l’entreprise) appartient exclusivement à l'homme blanc. La progression des droits des minorités constitue un leurre, un idéal qui a échoué à prendre forme. Sans aucune naïveté ni aveuglement, Paul Schrader parvient à dresser un constat sans appel, à la fois intelligent et intelligible, brossant un portrait au propos passionnant et formidable de résonance avec ce brûlot férocement d’actualité, alors que son œuvre humble mais pertinente égratigne avec habileté le système pernicieux, son art de diviser au sein des classes pour mieux régner, d’étouffer la contestation sociale avec des moyens retors et vicieux, sa triste course déshumanisée au rendement (ces plans lourds de sens sur le panneau de l’entreprise affichant fièrement le nombre de voitures produites annuellement au mépris de ce qui s’agite en coulisses), son exploitation des classes défavorisées, son consumérisme galopant et tristement incontournable… À ce tableau résolument pessimiste, le cinéaste surprend par le ton qu’il adopte de prime abord, la chronique sociale est parsemée d’humour (chose qui est loin d’être la caractéristique principale de son cinéma). Cette relative légèreté a une durée déterminée, l’aspiration des héros à des lendemains meilleurs, précipite peu à peu le récit vers la tragédie pure.


Mais Blue Collar ne se résume pas qu’à sa seule charge contre un modèle sans issue. Si son questionnement de fond reste bien évidemment sa raison d’être, son autre force est de ne jamais s’enfermer dans sa seule facture énonciatrice et dénonciatrice d’un constat social étalé par un style pompeux et lourd. Aussi ludique et divertissant, le film de Paul Schrader a recours à un survol habile et gracieux traversant les genres, de la comédie, voire par moments du burlesque, au film de hold-up, en passant par le thriller politique, le drame, la chronique… Dans un mélange d’empathie et de drôlerie, l’histoire de cette brochette de pieds nickelés lancée dans une ambitieuse croisade perdue d’avance contre le système, est narrée avec un profond humanisme, magnifiée par un trio de comédiens exceptionnels de conviction, Richard Pryor en tête, ancien comique de cabaret, qui bouffe littéralement l’écran en joyeux cabotin grande gueule aussi hilarant qu’attachant, bien encadré par les formidables Yaphet Kotto et Harvey Keitel. Paul Schrader réussit haut la main son baptême de feu en tant que réalisateur, il signe une pierre angulaire du cinéma politique américain qui s’avère toujours aussi moderne.

(7.5/10)


Procol-Harum
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le 25 janv. 2023

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