Sorti en 1971, Bof est le film le plus représentatif de l'immédiat après 68, anarchisant, totalement provocateur, énorme même dans la provocation, et en même temps tout à fait paisible, presque innocent.C'est une clé, à mon avis essentielle, pour comprendre la période : on écrivait, on disait, on balançait des énormités (voire au-delà) comme des évidences, mais on ne dépassait jamais (disons très rarement) le stade de de la parole.

Le père / Paul Crauchet décide un beau jour, sans rien dire à personne, de balancer son travail et la pointeuse et de venir s'installer chez son fils livreur (Julian Negulesco) et sa bru, pour un ménage à trois des plus provocateurs - et des plus innocents à l'écran. Une scène culte résume cette énorme provocation : sur une durée assez interminable, le père et le fils entre eux, puis devant la jeune femme (Marie Dubois), bafouillent, bredouillent, tournent en rond, se perdent en tentatives d'explications et en borborygmes - jusqu'au moment où elle prend la parole, tout en sourire, pour leur dire que oui, bien sûr, c'est évident.

Les rapports père / fils semblent ici inversés. C'est le fils qui travaille, qui trime -comme en témoignent les très bonnes scènes du début, le transport des casiers remplis de bouteilles de vin dans les étages escaliers interminables des immeubles parisiens, sur fond de bruitages insupportables et de musique agressive. Pendant ce temps, les autres traînent au lit, jouent aux cartes (leur activité principale ...), traînent en ville ... Mais le fils finira aussi par s'aligner sur le nouveau modèle social - en abandonnant son camion dans un fossé, au bord de la route pour retrouver la cellule familiale recomposée, à laquelle viendront bientôt s'ajouter une jolie kleptopmane (Marie-Hélène Breillat) et un balayeur africain (Mamadou Diop), ami du fils. Et tous sacrifieront, sous la houlette du,père (mais un commandement des plus cool,ponctué de "on va bien s'amuser") à ce mode de vie, fait de siestes, de belotes et de réussites, de balades - jusqu'à la grande décision collective et définitivement optimiste - "on va partir vers le sud".

Le point faible du film réside sans doute dans sa technique, sous le signe de l'expérimentation ou de l'amateurisme (c'est selon), ce qui apparaît tout particulièrement au début du film, déconcertant et peu confortable, avec des ellipses brutales ou des bruitages perturbants. En fait ces derniers, et de façon plus générale le traitement de la bande son (qui n'est pas sans parenté avec les films de Tati) participent de la grande originalité du film - les dialogues sont très rares, souvent elliptiques, tournent au bredouillis, apparaissent en off ou dans le hors champ à très faible intensité, sont noyés dans un environnement sonore envahissant.Le monde extérieur, celui du travail est là, dans les bruits parfois ininterrompus de moteurs, de machines, les cliquetis de bouteilles et les plages de musique concrète, qui marquent la souffrance du fils lors des phases de travail physiquement insupportables. On retrouvera le même procédé de réduction de la parole, jusqu'à son annihilation dans Themroc, mais l'éloge de la paresse sera cette fois confiné entre les murs d'une caverne.. Bof est bien un film expérimental - et la technique favorise précisément cet effet constant de stylisation, de mise à distance (aucune action dans le film, aucun essai d'interprétation pesant non plus) qui en gomme tout l'aspect scandaleux - rien n'est montré, tout est dans les têtes, mais jamais de façon intellectuelle.

Une autre scène, plus désopilante au bout du compte que scandaleuse, avec dialogue cette fois parfaitement articulé (où Paul Crauchet en passant imperceptiblement et en quelques secondes du sérieux presque grave à la déconnance contenue montre tout son talent d'acteur) résume parfaitement l'esprit de Bof ... :

- Le père, avec gravité : Ne m'appelle plus papa;
Je partage ton appartement;
Je fais l'amour avec ta femme;
J'ai assassiné ta mère;
(en toute décontraction) Alors appelle-moi Paulo ...

Bof donne également l'occasion de revoir deux comédiennes magnifiques, au sommet de leur beauté, toujours en vie aujourd'hui, mais perdues depuis longtemps pour le cinéma.

Une dernière erreur à éviter- Bof, malgré son titre (qui a sans doute aussi contribué à sa renommée) n'est pas un hymne de la Bof génération, qui ne concernera que les enfants nés au début des années 60, cette jeunesse dépourvue du repère des événements (trop jeune) et décrite comme "apathique, sans espoirs ni illusions". Bof se situe clairement dans l'après 68, il en est même un des films (un des rares films même) les plus représentatifs - un bain d'optimisme innocent et scandaleux, à l'abri de toutes les idéologies officielles. La perspective syndicale, à peine évoquée est aussitôt oubliée.

Quelques années plus tard, Themroc reprendra le même thème, la même forme hyper stylisée, mais avec une tonalité plus âpre. Après la parenthèse enchantée s'annonce le temps des désillusions. Par la suite Faraldo ne fera plus que quelques films très ordinaires avant de tomber dans l'oubli.

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le 4 mai 2013

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