Border
6.5
Border

Film de Ali Abbasi (2018)

« Border » est un film qui revient à l’essence même du fantastique : s’engager dans une zone étrange, inconnue ou qui échappe à une quelconque explication rationnelle. Alors que le cinéma de genre n’est pas avare en citations cinéphiles, « Border » préfère faire table rase pour fonder son univers original et mystérieux dans les mythes nordiques. Sans lourdeur, avec une simplicité parfois étonnante, Abbasi fait déambuler sa caméra avec sensibilité, douceur et attention dans les moindres recoins d’un environnement tantôt naturel ou urbain qui semble cacher des secrets que l’Homme ne peut voir ou ressentir au premier abord. Le fantastique, le merveilleux ou l’horreur semblent se nicher au plus profond du monde où le bien et le mal forment un tout dont l’équilibre reste fragile.


La force incroyable de « Border » est d’être jusqu’au-boutiste dans la manière de présenter Tina et Vore. Ces êtres, qui finiront par dévoiler leur identité progressivement, ne sont jamais montrés avec une empathie typiquement hollywoodienne ou d’une façon qui pourrait les rendre attendrissants. Le film n’est ni « Elephant man » ni « Edward aux mains d’argent » dans sa capacité à humaniser. Ils sont des monstres laids et repoussants mais ayant une réelle sensibilité et une vision de la vie qui malgré tout balayent la folie humaine. Le réalisateur tient à garder une certaine ambiguïté et sauvagerie entre le spectateur et les protagonistes. Une façon de rappeler que l’Homme a toujours peur de ce qu’il ne connaît pas. Ainsi, il dresse une réflexion incroyablement complexe et pertinente sur la nature même de la monstruosité, sa définition, ses conséquences éventuelles et son rapport à la normalité (mais qu’est-ce que la normalité finalement ?).


Traversé de séquences incroyables, « Border » déborde de fougue, de sensation et de pistes scénaristiques qui se brouillent pour mieux illustrer d’autres vérités. Avec une progression simple, sans complication ou excès stylistique pouvant alourdir la narration, le polar s’invite avec un sordide trafic de pédophilie qui sur le moment ne se connecte pas avec Tina et Border. Pourtant, à mesure que Tina se découvre et s’épanouit avec Vore, l’issue fatale va lui demander de faire le choix qu’elle a rêvé toute sa vie. Encore une fois, le film fait exploser les limites de la prévisibilité pour de nouveau broyer les acquis. D’autres mystères, personnes et événements s’éclaircissent pour finalement déployer encore des questions plongées dans l’obscurité. Tina et Vore ne sont ni des monstres ni des humains, juste des êtres qui doivent faire gérer leur vie en fonction de leurs choix et du monde qui les entoure.


« Border » n’est pas un étalage de déviance, de glauque ou de noirceur complaisante. L’émotion est bien présente, l’espoir également ainsi que l’amour le plus sincère. La plongée dans les ténèbres est un mouvement cyclique pour justement redécouvrir la lumière. Il est difficile de vraiment donner un avis sur le film tant sa vision dépasse nombre de superlatifs. Évidemment, il s’agit également de ne pas gâcher les nombreux points surprenants. Tout cela pourrait être ridicule, risible et d’une prétention dérangeante. L’écriture est d’une justesse incroyable où le trouble est un ressort qui décuple l’attention et le jugement du spectateur. Un râle primal n’est pas juste le fruit d’une créature, c’est la manifestation d’une peur, d’une tristesse mais aussi tout simplement d’une jouissance. Voilà ce qui est offert : la déchirure des apparences pour toucher le cœur.


J’avoue avoir été assez déboussolé par la vision de « Border ». Impossible de détourner le regard et de ne pas sentir le frisson qui parcourait mon corps. Fasciné et interloqué par ce que je voyais, je me demandais si cette impression allait dévorer le film pour donner un avis positif éphémère. Bien au contraire, c’est un grand film doté d’une force émotionnelle puissante et d’une intelligence qui impose le respect. Psychologiquement éreintant, galvanisant par son univers riche et prenant dans sa plongée des troubles de l’existence, il est indispensable de le découvrir dans les salles obscures. Plusieurs visions seraient même nécessaire tant il n’a pas fini de hanter les esprits.

AdrienDoussot
9
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le 18 oct. 2020

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