« Vivre, c'est faire vivre l'absurde. », Camus

Je découvre donc Luc Moullet à travers ce Brigitte et Brigitte , un film qui m’intéresse depuis pas mal de temps. Et c’est un bon un film très audacieux et qui dit beaucoup de choses sur le monde moderne et son absurdité. C'est un film assez profond, et il se dégage, derrière un propos politico-social, une certaine métaphysique.


Dès le début le film est prenant, avec son introduction « in medias res » pourrait-on dire ! Cette rencontre entre la Brigitte des Alpes et la Brigitte des Pyrénées est tout de suite saisissante, à travers ce plan fixe qui s’étend sur plusieurs minutes… Les dialogues sont importants, mais également la gestuelle de ces deux femmes, cela nous met d’entrée dans l’ambiance du film ; ces deux provinciales ne connaissent rien de Paris, elles sont les mêmes à l'origine, d'où leur rapprochement qui n'est pas un hasard, mais bien une attirance mutuelle car elles appartiennent à la même classe. Déterminisme social ? Certainement. Mais le film va plus loin que cela.


Luc Moullet nous propose en tout cas un regard intéressant sur le monde parisien et son milieu universitaire des années 1960. Ce regard se fait à travers celui des deux provinciales justement, et on y voit au début, un grand décalage. Elles ne comprennent pas ce monde si rapide, ce monde si politisé, car devenir étudiant à Paris, c'est (souvent) s'affirmer politiquement, et revendiquer ses idéaux. Elles, elles n'en ont pas. Mais là où le film est intelligent, c'est que ce n'est pas du simple déterminisme social, même si le film en parle ; ces deux femmes vont évoluer, vont finalement essayer d'entrer dans le monde parisien, un monde à deux tendances, avec des bourgeois de droite, et des bobos proche de la gauche caviar, comme on dit. Tantôt l'une prône des idées de gauche quand l'autre prône des idées de droite, tantôt c'est l'inverse. Il y a toute une absurdité sur l'idéologie politique finalement, tout est conventionnée, tout n'est que mode, et nos deux Brigitte sont dépassées par les luttes politiques parisiennes de ces années 60 très mouvementées. Ces parisiens conventionnés, croient-ils véritablement à ce qu'ils prétendent croire ? On ne peut que se rappeler ce que disait Johannes dans Ordet, même si cela concernait la religion : ‹‹Pourquoi n'y a-t-il parmi les croyants si peu de gens qui croient ?›› (la citation est certainement inexacte). Ces femmes continuent à évoluer... Deviendront-elles des parisiennes ? Mais elles n'arrivent pas à penser par elles-mêmes, elles s'en remettent toujours aux jugements des autres, du moins pendant la première heure du film. En témoigne cette scène du vote de l'une des deux Brigitte, où celle-ci est complètement perdu au milieu d'une centaine d'enveloppe dans l'isoloir. Elle ne sait pour qui voter, elle est dépassée, et seule, et ne peut comprendre, elle n'a pas l'appui dont elle a besoin dans le microcosme des étudiants parisiens. Sa conscience politique est finalement biaisée depuis qu'elle est à Paris. Faut-il suivre le moule ? Mais comment s'assumer à Paris si on ne suit pas la majorité, notamment dans le milieu universitaire ? Ainsi, ses deux femmes deviennent de plus en plus formatées, conventionnées, deviennent, en somme, de plus en plus ‹‹parisiennes››. Car c'est bien Paris qui est la cause de tout cela... Mais paradoxalement, Paris leur a tout de même ouvert le monde de la connaissance. Mais les connaissances, elles aussi, sont sujettes à une mode. Et ces femmes entrent dans la ronde de la mode, un peu comme Domenico qui finit par entrer dans la ronde du travail dans Il Posto , d'Ermanno Olmi. Jusqu'au moment où ces femmes deviennent tellement parisiennes qu'elles ont ensuite du pouvoir sur d'autres, les rôles s'inversent, elles se font les portes paroles des manières de vivre parisiennes, et de la transmission de certaines idéologies qu'elles ne comprenaient alors pas. Dans les classes sociales, tout est une question de mode concernant les idéologies politico-philosophiques. Les séquences concernant le cinéma américain (lors de l'exposé que préparent les deux Brigitte et qui interrogent alors les gens sur ce qu'ils pensent du cinéma américain) le prouvent. Tantôt Welles est un génie, tantôt le plus nul des réalisateurs aux côtés d'Alfred Hitchcock, et parfois il est tout simplement anonyme. Mêmes les goûts artistiques, et ici, cinématographiques, sont politiques, et tout cela se décèle à travers cette séquence intéressante.


Cette inversion de rôle social est très marquant lorsque ces deux Brigitte vont à la campagne avec leurs deux ‹‹copains››. Ce sont bien les deux hommes qui semblent être plus épanouis dans ce monde, avec cette jouissance de pouvoir boire du véritable lait par exemple, là où ces femmes, qui venaient pourtant de ce milieu là, semblent dépaysées. Elles sont alors devenues ce qu'elles rejetaient plus ou moins lors de leur arrivée à Paris. La métamorphose s'est achevée.


Mais il y a aussi toute une réflexion sur l'absurdité. La tonalité du film relève d'ailleurs de l'absurde (ce début me rappelle un peu Le Double , de Dostoïevski, même si ce sont deux oeuvres très différentes). L'ambiance générale pourrait même rappeler certaines pièces de Beckett, voire de Ionesco concernant l'absurdité du langage. Mais il y a surtout quelque chose de très camusien derrière, car vivre, c'est faire vivre l'absurde, donc tous, nous cherchons des fuites. la conscientisation politique est une fuite à l'absurdité de la vie, tout comme la quête eudémonique, et tout comme le suicide. Nous fuyons tous. « Dés que nous naissons, nous pleurons d’êtres venus sur ce grand théâtre de fous… » s’exclamait le Roi Lear dans la pièce éponyme de Shakespeare. Tout était déjà dit.


L'absurdité la plus examinée me semble être celle du langage. Une des Brigitte ouvre une lettre de sa mère à moment, lui donnant alors des nouvelles de sa grand-mère ou sa tante, je ne sais plus trop. La lettre dit « On a cru qu’elle avait un zona… Heureusement ce n’était qu’un cancer. » Nous sommes totalement plongés dans un monde où les mots n'ont plus de sens, comme dans les pièces de Ionesco. Le langage, pour Nietzsche, est complètement fétichiste ; il voit des réalité derrière chaque mots, et il produit donc l'hypostase. C’est ainsi que Nietzsche conclut de la manière suivante sur le langage : « Je crains bien que nous ne débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire. »


Le film est excellent, mais j'aurais tout de même un petit reproche à lui faire. Le film s'essouffle je trouve, malgré sa courte durée, et tous les effets cinématographiques (notamment les nombreux plans fixes où le spectateur peut surtout s'intéresser à la gestuelle des personnages) qui marchaient si bien lors des 45 premières minutes sembles répétitifs, parfois même un peu agaçants. Il n’en reste pas moins qu'il y a une poignée de plans sublimes, sublimes dans leur plastique, leur cadrage, leurs angles de caméra, je pense notamment à une plongée fantastique lors d’une promenade dans les bois entre les deux Brigitte et leurs « copains » respectifs.


Bien que ce soit un film très politique, je trouve qu’en réalité, il s’agit d’un film sur l’absurdité ! Absurdité du langage, absurdité du monde universitaire, absurdité de vivre sa vie, absurdité de la connaissance même. A quoi bon, la connaissance pour la connaissance ?
Car ce film tente de répondre à cette question finalement : A quoi bon ?

Reymisteriod2
7
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le 12 déc. 2019

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Reymisteriod2

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