Comment parler de la Révolution marocaine lors du Printemps Arabe à travers le récit initiatique d'un amnésique ? C'est justement le pari ambitieux du dernier film du cinéaste marocain Hicham Lasri : C'est eux les chiens. Après un premier long métrage The End, tourné en noir et blanc en 2011, Lasri revient avec un road movie aux tons d'un faux documentaire. Bien que c'est un film à petit budget (financé par le cinéaste et son producteur), il a toutefois bénéficié d’une belle exposition lors du Festival de Cannes en 2013, dans le cadre de la sélection de l’Association pour le Cinéma Indépendant et sa Diffusion (ACID). Le pitch semble originale : Après avoir passé la moitié de sa vie en prison pour avoir participé malgré lui à aux Révoltes du Pain de Casablanca en 1981, un homme âgé d'une soixantaine d'années est relâché au moment de la Révolution marocaine pendant le Printemps Arabe en 2011. Libre mais amnésique, une équipe de télévision en quête de sensationnel décide de le suivre dans la recherche de son passé. Si le récit d'un revenant amnésique qui essaye de rassembler les puzzles du passé est un topos cinématographique, C'est eux les chiens bénéficie d'une originalité qui le différencie des autres films de « genre ». L'audace de Lasri est de rapprocher deux événements primordiaux mais relativement éloignés dans l’Histoire du Maroc et de Casablanca ; le fil rouge de l'histoire se réside en cet homme et qui a été relâché aussi sauvagement qu'il a été emprisonné.
Comment rattraper trente années de sa vie ? Comment retrouver sa place au sein de la société et au près de sa famille après l'absence avec un A ? Si l'amnésie a un effet anesthésiant car on ne souffre pas ce que l'on ne connaît pas, le réveil est d'autant plus douloureux et la désillusions n'est jamais loin pour le patient. On découvrira avec lui, l' impossibilité à réhabiliter sa vie d'avant (l'un de ses amis qui retourne sa veste alors qu'il était marxiste, sa femme et son fils qui ont changé de vie). Le protagoniste, porté par l'acteur (habituellement de théâtre) Hassan Badida constate que son identité est réduit à un numéro matricule aux accents d'une erreur informatique : 404. Cet homme matricule est caractérisé par une détermination sans borne où son obstination devient une obsession puisque c'est le seul but qu'il le fait vivre. L'homme est habité par une ambivalence : c'est un enfant, dans sa foi, son impertinence, son comportement (son regard innocent, le jeu sur le portable, la roue de stabilisatrice) habité dans un corps de vieil homme usé par les années de garde à vue (gros cernes, corps amaigris). Il tourne en rond au sens figuré comme au sens littéral et le cercle est un motif récurrent dans le film, notamment à travers la roue stabilisatrice qu'il tient toujours à la main à travers ses pérégrinations. Cette roue est très symptomatique de son déni inconscient des trois dernières décennies. A la fin quand le père retrouve le fils et que ce dernier le rejette, il lui donne quand même la roue, tout en se rendant comte soudainement de sa désillusion : il est trop tard.

Si le film narre une errance urbaine à la recherche d'une existence parmi les siens, il met en scène aussi en parallèle l'errance d'un peuple qui a fait la révolution mais que tout le travail reste à accomplir. En associant histoire personnelle et Histoire commune, Lasri combine le motif de la recherche pour l'un et la révolte pour l'autre en un point : leur désir mutuel de renaître. En effet, 404 essaye de trouver sa voix (et sa voie) tout comme les manifestants de la Révolution essayent aussi de se trouver une visibilité et une légitimité face à leur pays, d'où l'important travail de mixage sonore. Le film s'ouvre sur un gros plan qui décadre une bouche dont on ne voit pas le visage et n'entend pas la voix. Si son cris est la métonymie du cri de chaque manifestant, c'est également un cri étouffé. Lasri nous met en garde : la Révolution de février 2011 n'est elle pas une autre révolution avortée dont le destin finira comme les Émeutes du pain de 1981, oubliée de la mémoire collective ? Une des rares femmes du film nous fait part de son discernement : si le Printemps Arabe est relayé jours et nuits en toile de fond par les médias, « la moitié des participants sont des policiers et l'autre moitié des barbus. ». La Révolution est omniprésente dans le film autant qu'elle est invisible. Relayée en toile de fond par les médias, elle n'existe au final qu'à travers un hors champ sonore. En effet, si on entend en permanence le bourdonne sourd des journalistes, leur présence à l'écran est consciemment évité par le réalisateur. On remarque que le film, de bout en bout, use des désynchronisations entre l'image et le son (annoncée dès le premier plan du film), comme si ces deux pôles d'expression n'avaient pas le même discours (de même quand le fils de 404 déverse la colère contre son père, le son subit un dysfonctionnement).

A travers le portrait du groupe de journalistes arrivistes composé de trois hommes de trois générations différentes et dont l'écart de l'âge offre quelques scènes comiques, on sent la méfiance contre les médias que porte Lasri. Ces hommes de télévision, qui ne jurent que par l’Audimat n'auront aucun scrupule à manipuler un fait en une histoire vendeur. Lasri utilise la forme du faux documentaire (mise en abyme avec l'équipe de journalistes, caméra épaules, lumières naturelles..) pour mieux dénoncer les abus et les dérives des médias qui sont trop souvent une réalité fabriqué. En ce sens, il trompe son spectateur qui se croit alors embarqué dans un documentaire pour mieux l'alerter sur ce qu'il voit et entend au quotidien. Cependant, l'effet « saisi sur le vif » n'est pas seulement dénonciateur car il permet aussi de saisir « l'ambiance, l'odeur et l’effervescence de Casablanca, son électricité et sa poésie », selon les propres mots du cinéaste. En gommant en apparence tous les procédés visibles habituelles du cinéma, il efface discrètement la frontière qui sépare la fiction de son spectateur et incite ce dernier à croire sciemment à tout ce qu'il perçoit à l'écran. En avançant au même rythme que le protagoniste (caméra à hauteur du protagoniste, beaucoup de plan de dos où on le suit..) : l’identification est encore plus intense pour le spectateur.

C'est eux les chiens... fait vivre trois désirs : 404 croit en sa rédemption comme tous croient en la Révolution marocaine, le spectateur, ainsi embarqué sans s'en rendre compte dans un thriller a terriblement envie de croire avec lui, et avec eux. En racontant cette histoire de « sale type ayant subi une injustice qui va tenter de passer de l'ombre à la lumière », Hicham Lasri nous chuchote qu' « il n'y a pas de bon ni de méchant, il n'y a que des désespérés. »
Seventies7arts
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le 14 juin 2014

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