L’été 83. C’était l’été 83, en Italie du Nord, en Lombardie précisément, dans le château de villégiature d’une famille issue de la bourgeoisie intellectuelle, multiculturelle, d’origine juive, entre les murs duquel on passe aisément du français à l’anglais, en passant par l’italien. Des terres et des pierres éternelles, intemporelles, comme isolées du reste du monde, mais pas tout à fait non plus. Sur le monde, la villa est ouverte, les vifs esprits qui l’occupent sont des précurseurs de ses évolutions, et du monde, elle en accueille, midis et soirs, sur la terrasse où l’on s’écharpe sur l’usine à gaz faisant office de gouvernement italien en ces temps politiques tourmentés. Pendant ce temps, sur les bords de la rivière, à bicyclette dans les rues de la « ville », sur la piste de danse de la guinguette, au son des tubes de cet été 83, on tue le temps, attendant que l’été passe, au rythme des rumeurs adolescentes et du frôlement des corps impatients. Chaud, il fait particulièrement chaud en ces mois de juillet et d’août dans la conservatrice campagne lombarde, décor où se croisent sans se côtoyer, au détour d'un portrait de Mussolini caché sous une grange, jeunes générations insouciantes et discrets nostalgiques du passé.


Chaud. La chaleur est accablante en cet été 83. Les corps s’échauffent au rythme des caniculaires journées et des nuits transpirantes. La lourdeur de l’atmosphère rend le sommeil difficile, pour ne pas dire impossible, réveillant les instincts de chacun.e. Un été brûlant, durant lequel il s'agira de ne pas se brûler les ailes alors qu'on est prêt à l'envol. La quête de l'eau et de la fraîcheur devient vitale, mais ni celle offerte par la rivière ou la piscine en pierres anciennes, ni celle du jus d'abricot maison qui coule dans la gorge ou des fruits dans lesquels on croque suavement (quoiqu'on puisse en faire des choses avec des pêches - comme pêcher par exemple...).


Ce ne devait être qu’un été de plus à attendre que le temps passe, un été caniculaire de plus dans la chaleur méditerranéenne de l'Italie, ce sera en réalité un été unique, et de cela, Elio est loin de douter lorsqu'il voit descendre le bel Oliver de la Fiat 126 paternelle. L’été de l’irréversible fin de l’enfance et de la perte de l'insouciance. L’été de la pleine et douloureuse expérience de l’adolescence. L’été de l’appréhension du désir, soudain, violent, éprenant, littérale possession de l’esprit et du corps en fusion et effusion, des premiers pas sexuels et du tourbillon des sentiments. Toute première fois. C’aurait pu être un été comme les autres, mais non. Il a suffi qu’un jeune et bel étudiant en archéologie américain, disciple de l’éminent et renommé professeur d’université de père, vienne passer un été italien dans les murs de la villa, dans la chambre d’à côté le fils. Un jeu de concurrence et de faux-semblants s’installe. La crise d’ado de l’un et l’arrogance de l’autre ne sont que mutuels prétextes de rivalité. Les balles se renvoient. Puis il suffit d’un signe. Il suffit d’un ballon de volley à rattraper pour que la main d’Oliver effleure l’épaule d’Elio. Il suffit d’un geste, d’une brève caresse, pour que s’installe le trouble entre eux. Signe ou surinterprétation aux yeux d’Elio ? Spectateurs de la scène, en avons-nous bien saisi le sens ou sommes-nous dupes? La chaleur éprouvante se fait torride, les corps et les ondes sensuels. De spectateurs, nous passons à complices du rapprochement des deux hommes transpirant, des après-midi d’échange, de rires et de balades à vélo à travers la beauté de l’Italie rurale.


Words don't come easy to me
How can I find a way to make you see I love you
(…)
Well, I'm just a music man
Melodies are so far my best friend
But my words are coming out wrong


A défaut des mots adéquats, seules sortent les notes du piano et de la guitare d'Elio, pendant que s'échangent les regards avec Oliver. Il suffit alors d'une soirée entre amis à la guinguette, d'une danse au son du tube de F.R. David, pour que le jeu se trouble à nouveau, Elio, obsédé par le jeune américain, assistant impuissant et blasé au rapprochement de ce dernier avec l'une de ses amies. Histoire de pimenter un peu le tout, telle une expérimentation de tous les corps, sans doute la recherche d'une norme sexuelle telle qu'imposée par la société, teintée d'un soupçon de jalouse vengeance, Elio jouera avec Marzia la carte du flirt d'un été et de l'amant d'une après-midi dans le grenier familial. Quand bien même nos désirs et nos sentiments connaissent un tel bouleversement, difficile de les refouler au plus profond de soi. A Elio d'ouvrir son cœur le premier dans le désert d'une après-midi sur la place principale du village, tel un jeu de passe-passe (ou de cache-cache) entre les deux hommes autour de la fontaine. Non moins conquis, Oliver s'en montre surtout déstabilisé, comme retenu. Pause à vélo sur un bord de route arboré et ombragé. Gourmandes, les lèvres s'effleurant resteront pudiques. Le trouble, toujours le trouble, jusqu’à la délivrance, la libération, la fin du jeu de dupes et la comédie érotique de nuits d'été et d'ivresse, les jours se faisant échappées belles, jusqu’à ce que la réalité, celle d’une époque notamment, rattrape les deux hommes pour leur – et notre – plus grand bouleversement.


Oui, indéniablement, Call Me By Your Name est de ces délicates œuvres d’un amour brisé, bridé, étouffé par le poids de mentalités et de conventions sociales rétives à l’homosexualité, quoique la famille d’Elio se fasse belle et ouverte complice de cette passion naissante. C’est l’histoire d’un amour tout d’abord renié, à double titre. D’une part, à travers le chamboulement que représente sa propre révélation de l’attirance pour le même sexe pour Elio (d’où l’expression du rejet de l’homosexualité, du moins de la recherche de la conformation à la norme, à travers la caution hétéro qu’incarne Marzia et les moqueries à l’égard du couple d’amis gays des parents, tel un moyen de perpétuer les visibles non-dits). D’autre part, au prisme du refus d’Oliver de céder dans un premier temps aux timides, touchantes et courageuses avances d’Elio, révélateur d’un blocage et de la crainte du franchissement d’un interdit sociétal, d’une conformation au comportement hétéronormé attendu (ah foutue norme…). L’étudiant s’obligera même à éconduire sans une once de crédibilité le premier baiser d’Elio, non sans exprimer à demi-mots le désir qu’il éprouve envers le jeune lettré et musicien virtuose, faute d’assumer au grand jour l’amour qu’ils se portent, alors même que la famille accueille avec bienveillance et émotion cette idylle naissante dont elle se fait discrète entremetteuse. Pour nos héros, autant toutefois comme si rien n’avait été dit, comme si les mots étaient restés tus: comment seulement «faire semblant que» lorsque la vérité des sentiments a éclaté?


Call Me By Your Name, Appelle-moi par ton prénom, Elio/Oliver, Oliver/Elio… , ou une lumineuse poésie du premier amour, dans sa force et son intensité, sa passion et sa violence, aussi déchirante pour le spectateur que s’il en était acteur. Cela aurait pu être pathos : il n’en rien, le film se révèle être un bijou de délicatesse et de finesse, à l’instar du livre que je languis de découvrir je ne sais pas, mais à l’image de ses interprètes d’une justesse et d’une sensibilité incroyables dans les beaux rôles qui leurs sont offerts c’est une certitude, mention spéciale faite aux magnifiques personnages que sont les parents (Amira Casar et Michael Stuhlbarg) et l’amie fidèle (Esther Garrel), dont l’humanité et la tolérance sont exemplaires dans un contexte malheureusement encore peu enclin à l’acceptation de la différence, qui est plus en termes d’orientation sexuelle.


J'ai encore le goût de nos nuits blanches sur mes lèvres
De l'écume des jours agrippée à ton chevet
And I know oh oh oh oh I can’t let go oh oh oh oh
In the afterglow Over and over again


Alliant parfaitement la sensualité des corps dans la lumière de l’été caniculaire italien et le naturalisme bucolique dans lequel naît l’inoubliable passion, Luca Guadagnino met en scène ce premier amour avec pudeur. Trop peut-être? Pourquoi détourner le regard de la chambre lorsqu'Elio et Oliver font l'amour pour la première fois ensemble? Par respect de l'intimité des personnages, simplement, là où le voile nous est entièrement levé dès lors qu'Oliver franchit le seuil de la ville sous les yeux d'Elio au balcon de sa chambre. Alors que les deux hommes croquent la pomme (ou plutôt la pêche dans laquelle Elio s'est donné aux joies de l'onanisme) durant cette nuit blanche et brûlante, l'on tourne notre regard vers la nature triomphante et omniprésente, généreuse. L'été n'en deviendra alors que plus beau, mais ainsi le dit Virgile, "Il fuit le temps, et sans retour" et voilà qu'à peine commencé, le temps de l'idylle est déjà terminé. Le temps d’une escapade en Italie du Sud et viendra l’heure des au-revoir, sans effusion de larmes, ni déluge de pathos, toujours avec l'extrême délicatesse et la finesse qui ne font que décupler nos émotions, notre bouleversement à l'idée que cet au revoir puisse en réalité être un terrible et violent adieu, forcé par les conventions sociales de l'époque, sous peine d'irréversible exclusion de la part du cercle familial ou du quelque autrui. Si assumer une différence quelle qu'elle soit, une "déviance" (pour reprendre le terme du sociologue Erving Goffman) vis-à-vis de la norme auto-érigée reste aujourd'hui chose difficile, entre autres s'agissant de l'orientation sexuelle, et selon les terres dans lesquelles on évolue, faire assomption de son homosexualité au début des années 80, dans des régions aussi conservatrices que la Lombardie ou l’état américain dont est originaire Oliver, l'était encore davantage. Aussi, combien d'amours et de passions, fous et inalliénables, ont-ils été brisés par cette putain d'intolérante norme? Si "Faire l'amour passe le temps. Et le temps fait passer l'amour" selon Pierre Doris, il semblerait surtout qu’il n’en soit rien à l’écoute de la tant attendue conversation téléphonique entre deux êtres brisés, à la dévorante passion sans consomption.


Le temps. Ô temps, "matière première la plus importante" de Stanislaw Jerzy Lec, ennemi à tuer de Delteil, temps qui fuit, s’écoulant hâtivement dans le sablier de la trop courte vie, le temps d’époques à la fois bénies et maudites. Les larmes d’Elio réapparaissent sous mes yeux, ainsi que le magnifique échange entre le père et fils dans la bibliothèque de la ville où, pour la première fois (la seule?), le premier se mettra à nu, confiant à demi-mots ses éternels regrets, de ceux qui tordent nos tripes et rendent notre gorge serrée, jusqu’au sanglot étouffé, le cœur frappé, endolori par le poison violent du temps perdu, celui là même qui "ne se rattrape plus" selon la Dame en Noir. Car vient un jour où la jeunesse, l’insouciante, la fougueuse, nous quitte pour toujours, et où nos corps ne suscitent plus le même désir qu’autrefois...


Call Me by Your Name, ce n’est pour autant pas seulement la mécanique du temps qui passe et sa nostalgie, c’est également - surtout? - sa poétique rythmique, celle de l’espoir dans l’existence de l’amour véritable et du désir charnel, durant ce lumineux été bucolique où les coeurs des amants, de leur entourage, ainsi que les nôtres battent à un rythme infernal. «Beau et déchirant comme un premier amour» affirme CinémaTeaser en haut de l’affiche Bien difficile... Trop difficile pour moi de trouver meilleure formule pour évoquer ce film sublime.

rem_coconuts
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le 27 févr. 2018

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rem_coconuts

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