Candyman 1992, ou les dérives de l'anthropologie participative


Candyman 1992 jouait sur l'ambiguité du personnage principal, folle meurtrière ou victime du surnaturel. La plate mise en scène nous infligeait ses black-outs : un seul des rares meurtres était filmé, l'occasion d'une des apparitions banales de Candyman.
Avatar de Freddy Krueger, inspiré d'une nouvelle parue en 1985 (dans le Livre de sang 5, un an après la sortie des Griffes de la nuit), il incarnait la mauvaise conscience d'une collectivité criminelle qui l'avait immolé. Son antagoniste était déjà une femme. Freddy tuait depuis les rêves en agissant invisible dans le monde éveillé - Candyman 2021, lui, n'est visible que dans les miroirs ou à travers les vitres.
Lors de la première scène de meurtre, Candyman 2021 s'annonce en déchirant de son crochet un écran blanc, Freddy fait crisser ses griffes sur la tuyauterie - manière de rendre hommage à l'oeuvre séminale?
Les bonbons, le rapport à l'enfance n'étaient pas expliqués en 1992, sinon par l'affiliation aux légendes urbaines : étant donné le rôle des abeilles dans sa mise à mort, le fantôme tueur aurait pu s'appeler "Honeyman". Le film de 2021 s'efforce de rattraper le coup en expliquant que l'enfant qu'il voulait sacrifier était destiné à devenir sa nouvelle incarnation (un peu jeune mais bon...). Sa mythologie est plus cohérente et plus riche que celle du film de Bernard Rose. Même le propos tenu par les personnages principaux du film de 1992 (supposés être des anthropologues) sur les légendes urbaines et leur transmission par les journaux a mal vieilli. Candy 2021 donne une interprétation plus nuancée du folklore, de la transmission orale des superstitions.


https://www.senscritique.com/livre/Homme_invisible_pour_qui_chantes_tu/420881
Dans les lignes suivantes, je vais essayer d'expliciter le discours tenu par le film.


Si comme je le suppose, tout a un sens dans ce film, comment se fait-il que la majorité des victimes de Candyman jusqu'à la fin soient des femmes?
Celles qui prononcent son nom devant un miroir sont des dominantes : la critique d'art établie, qui fait et défait les carrières, la génération suivante de lycéennes pétasses harceleuses, d'une hybris qui leur fait braver aveuglément la superstition, et la jeune arriviste qui, comme Anthony (le personnage principal, artiste issu du ghetto), utilise ses charmes pour lancer sa carrière. Des manipulatrices pénétrées d'un sentiment de valeur et de supériorité, sûres d'elles, fières de leur image dont elles usent comme d'un pouvoir. Le genre de personne qui passe beaucoup de temps devant un miroir, qui maîtrise l'apparence qu'elle renvoie à son avantage, et qui aime se montrer dans les soirées huppées comme lors de vernissages.


Les vautours de l'art contemporain, empressés de profiter du "buzz" créé par les meurtres avant qu'il ne se dissipe, appartiennent au monde de l'ennemi, celui qui organise l'oubli de ses crimes, misant sur la succession de modes éphémères pour se remplir les poches - le contraire de la légende populaire qui se perpétue oralement, qui traverse les époques sans être monétisée.


Ce monde lisse de surfaces monochromes et de peaux aseptisées est nettoyé toutes les nuits par des femmes comme la mère d'Anthony, l'invisible qu'il ne veut plus voir, l'origine dont il a honte en prétendant l'exalter. Il veut intégrer des sphères qui préfèrent, à la transmission directe entre générations, la circulation des marchandises, la communication, la "culture" : le monde renversé des media qui exploite la vie pour la restituer sous forme d'images sans histoire(s).


fuck your way to the top, bullshit artist !


Tous les personnages principaux font partie du problème. Ils ont adopté les valeurs des dominants, et de leurs parents yuppies qui ont renié leur jeunesse contestataire : le frère de Brianna est agent immobilier, elle-même est une sorte de manager d'artiste contemporain dont la carrière s'appuie sur la réputation de son père. Les militants des droits civiques ayant gravi l'échelle sociale ont trahi leurs pairs, ils ont été "retournés".
Il en résulte qu'au début du film, leur progéniture privilégiée relaie la fausse conscience créée par les media, la légende de la folle tueuse qui a voulu sacrifier un enfant - une (in)version de la réalité (l'anthropologue ayant "sauvé" un enfant dans le premier film), qui a effacé la mémoire du Candyman. Ou seulement une inversion de la légende? Le film évacue-t-il la réalité pour lui préférer le conflit des légendes, ou met-il réalité et légende sur le même plan, se contentant de traiter de la compétition de deux récits pour la prédominance (la "vérité" se réduisant à l'utilité sociale pour un groupe) ?


« Si vous changez, ne serait-ce que d’un millimètre, la perception de la réalité des gens, vous pouvez changer le monde. »
James Baldwin


Anthony obtient l'accès à la légende urbaine originale en rencontrant, dans les projects (HLM) abandonnés de Cabrini Green, William Burke, l'enfant narrateur de l'histoire de Candyman en ombres chinoises, celui qui avait provoqué en 1977 l'assassinat d'un innocent par la police.
Burke gère aujourd'hui un lavomatique (où il lit Clive Barker, l'auteur de la nouvelle Candyman), le linge du trauma tournant en rond dans son crâne comme dans une machine à laver (:p), dont les hublots rappellent le trou dans le mur d'où est sorti "son" Candyman lynché (et le passage-bouche dans le mur de l'immeuble du film de 1992).
Il va travailler pendant tout le film à décoloniser les esprits, à restituer la mémoire du croque-mitaine pour lui redonner sa force, essayant de contrer l'oubli organisé par ceux qui ont le pouvoir de raser le passé pour y construire leur nouveau monde à chaque nouveau "développement", le renommant après chaque crime à effacer.
En redonnant son pouvoir à la légende urbaine, à la culture populaire, qui n'est pas cloisonnée dans des galeries huppées mais se dessine sur les murs (graffitis, peintures murale à l'intérieur de l'église, à laquelle la figure courbée d'Anthony semble appartenir) des lieux où les gens vivent, il restituerait aux habitants des ghettos noirs une conscience d'eux-mêmes?


Ironiquement, Anthony voulait se recréer, renaître dans le monde des gagnants, poursuivant ainsi la démarche de sa mère qui lui avait menti sur ses origines. Mais tout va le renvoyer à elles, depuis le milieu de l'art qui l'enferme dans son rôle d'artiste noir engagé, jusqu'à l'homme du lavomatique, qui veut faire de lui le nouveau martyr et l'énième incarnation de Candyman.
Sa transformation est-elle une aliénation, alors qu'elle rouvre l'accès à son passé occulté? Lorsqu'il ne voit plus dans le miroir sa propre image, perd-t-il son identité ou bien la retrouve-t-il?
La "traversée du miroir" permet à Anthony d'échapper à la tautologie d'un monde qui se renvoie une image qu'il contemple avec satisfaction.
Si le film porte un discours, on peut le considérer comme une mise en garde. L'écran est un miroir trompeur. La beauté devient un piège qui invite à s'identifier à sa propre aliénation. La couleur est un leurre. Pour le spectateur, s'identifier à des personnages parce qu'ils ont le même nuancier de peau que lui serait une erreur.
Ou bien nous dit-il seulement qu'il y a des gens qui sont des traîtres à leur race, terme que je n'impose pas au film mais qui est employé dans un carton final invitant à se rendre sur son site internet si l'on est en quête de "justice raciale" - formulation que j'hésite à leur faire la faveur de considérer comme extrêmement maladroite ?
Je ne trancherai pas la question, n'ayant pas d'interprétation définitive pour l'instant.


L'oeuvre à laquelle Anthony a donné le titre ambigu "Say my name", est un miroir devant lequel le visiteur est invité à répéter le nom de Candyman pour l'invoquer. Son propre nom, McCoy, est probablement celui d'un ancêtre blanc qui a couché avec une esclave noire - comme le Candyman du premier film. Qui est noir? Celui qui vit dans les projects. Qui est blanc? Celui qui vit dans les condos. Attention, le soir dans la rue, on peut les confondre.


C'est la même histoire depuis Shining, Poltergeist... Le retour du refoulé. On bâtit sur des cadavres qui finissent par se rebeller.


Comment l'allégorie et la mise en scène nous racontent-t-elles cela?
Anthony le vendu exploite le passé d'un quartier sans savoir qu'il y est né, il s'approprie la culture qu'il a oublié être la sienne pour en faire de l' "art" - du pognon. Mais la séparation entre l'artiste et son oeuvre se réduit, par contamination, via la piqûre d'abeille. La croûte sur sa main ressemble à la surface ravagée des portraits qu'il se met à réaliser, hommages au lynchés du passé. Il prend doucement sa place dans la tradition ; sa transformation n'est pas celle qu'il espérait mais il rejoint les rangs auxquels il était prédestiné. Dès le début, les motifs au-dessus de son lit, rayures jaunes et noires, rappellent l'abeille, mais aussi les barreaux du bagnard. Puis la couleur jaune devient prédominante, après des apparitions ponctuelles (vêtements, sol...) lors des meurtres. Elle repeint progressivement le film à sa couleur.


L'un des multiples hommages en forme de démarcation, à la manière de Blade Runner 2046, le générique renverse le haut et le bas, et le point de vue zénithal du générique de Candyman 1992, présentant les immeubles telles des ruches (quasi omniprésentes en arrière-plan des scènes d'intérieur, derrière les vitres de leurs "cellules"). Les logos et les titres inversés pourraient n'être qu'une figure de style gratuite, mais comme le renversement de la caméra dans l'axe de vision, popularisé par les deux films d'Ari Aster, ils symbolisent le passage dans un autre monde, l'inversion des perspectives et l'invitation au bouleversement de notre point de vue.
Comme dans Hérédité (!), il est question de possession. Contrairement à Midsommar, qui conte l'intégration dans une communauté où l'individu disparaît, Candyman se déroule dans un monde encombré de miroirs, emblèmes d'un monde narcissique et clos qui deviennent ironiquement ses portes de passage. Mais son premier geste lors de sa réapparition consiste à déchirer un écran de projection sur lequel on voyait des enfants blancs rendus anonymes par une barre noire sur les yeux.
Et les ombres chinoises, papiers découpés éclairés de l'arrière d'un écran blanc, y projettent leurs noires silhouettes anonymes, les rôles qui peuvent être repris par n'importe quel interprète à chaque nouvelle génération. D'ailleurs, à chaque répétition de la scène de crime originelle, la victime est hors champ et les policiers sont au mieux des ombres projetées sur le mur d'un "project".


Candyman 2021, malgré la maîtrise et l'inventivité avec laquelle il explore une riche thématique, échoue comme film d'épouvante (comme le premier du nom). Les priorités d'un bon film sont inversées: au lieu de faire passer un message à travers son histoire, il maquille un film à thèse sous les atours d'un film de genre qui accumule les idées de mise en scène mais dont aucune ne contribue à créer de l'émotion, de la tension et de la peur. Comme ce foutu art "conceptuel" de galeries, il se soucie de tenir un discours sous une forme plastique, offert à l'interprétation de l'amateur éclairé (il n'y a aucun "ressenti" sur lequel "élaborer" devant un objet qui nous laisse indifférent ou ennuyé). L'art n'est pas cela a priori. Et le film d'épouvante est d'abord une expérience émotionnelle. Voire même une catharsis.
Mais c'était peut-être inévitable.


Il me semble évident que ce film ne défend pas ses personnages principaux. Cependant, on peut supposer qu'en montrant ce croque-mitaine "noir" tuant des blancs, il oeuvre bel et bien comme une catharsis, montrant la violence pour remplacer son actualisation. Un exorcisme, une mise en garde contre la violence virtuelle - potentielle - qu'il met en images.
Mais on en revient au fait qu'en ne nous invitant pas à nous identifier à ses personnages antipathiques, en choisissant une approche satirique du milieu de l'art, il empêche le spectateur de ressentir de la peur. Il nous rappelle régulièrement que la relation du couple central est basée sur l'intérêt ; jamais aucun d'eux ne devient sérieusement une victime potentielle ; jamais l'homme n'est soupçonné à tort ou à raison d'être le tueur, par la police ou par sa compagne (qui ne ressent la plupart du temps qu'une irritation croissante devant l'inadéquation d'Anthony aux codes de sa caste), et sa déchéance (possession, folie, gangrène, rejet social, etc.) n'est pas rendue très perturbante. L'aliénation progressive, la transformation du personnage principal en monstre, ne prend pas aux tripes. Il faut dire qu'on n'est pas aidés par un acteur dont non seulement les biscottos mais le jeu sont à la mesure du Schwarzenegger de La course au jouet.


Le seul film effrayant avec des miroirs demeure toujours "Miroir miroir", réalisé par Scorsese pour l'anthologie Amazing Stories.


I was to remember that time, whatever else it had failed to do, nevertheless had passed, that the sit­uation, whether or not it was better, was certainly no longer the same. I was to remember that Southern Negroes had en­dured things I could not imagine; but this did not really place me at such a great disadvantage, since they clearly had been unable to imagine what awaited them in Harlem. I remem­bered the Scottsboro case, which I had followed as a child. I remembered Angelo Herndon and wondered, again, whatever had become of him. I remembered the soldier in uniform blinded by an enraged white man, just after the Second World War. There had been many such incidents after the First War, which was one of the reasons I had been born in Harlem. I remembered Willie McGhee, Emmett Till, and the others. My younger brothers had visited Atlanta some years before. I re­membered what they had told me about it.


What it comes to, finally, is that the nation has spent a large part of its time and energy looking away from one of the principal facts of its life.
This failure to look reality in the face diminishes a nation as it diminishes a person, and it can only be described as un­manly. And in exactly the same way that the South imagines that it "knows" the Negro, the North imagines that it has set him free. Both camps arc deluded. Human freedom is a com­plex, difficult-and private-thing. If we can liken life, for a moment, to a furnace, then freedom is the fire which burns away illusion. Any honest examination of the national life proves how far we are from the standard of human freedom with which we began. The recovery of this standard demands of everyone who loves this country a hard look at himself, for the greatest achievements must begin somewhere, and they always begin with the person. If we are not capable of this examination, we may yet become one of the most distin­guished and monumental failures in the history of nations.*


James Baldwin, Nobody knows my name


https://en.wikipedia.org/wiki/Willie_McGee_(convict)
https://en.wikipedia.org/wiki/Angelo_Herndon
https://en.wikipedia.org/wiki/Scottsboro_Boys
https://en.wikipedia.org/wiki/Emmett_Till

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le 11 oct. 2021

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