Carol
6.9
Carol

Film de Todd Haynes (2015)

Le scénario tient en deux mots – elles s’aiment.
Et on peut y ajouter quelques adverbes, immédiatement, exclusivement, absolument.


Et il n’y a pas plus de deux personnages. A peine peut-on compter les ex, abandonnés, mari (Kyle Chandler, le très brillant enquêteur du Loup de Wall Street), fiancé, amie (Sarah Paulson) … Ils comptent à peine. Et d’ailleurs les personnages sont assez difficiles à identifier, finissent par se confondre.


Et ne comptent pas beaucoup plus les quelques péripéties qui pourraient ouvrir de nouvelles perspectives : un road movie où l’on ne voit rien des mondes traversés, le passage (au demeurant réussi) de la rencontre avec le faux VRP – vrai enquêteur, un pistolet à l’intérieur d’une valise qui n’est qu’une fausse piste, pas même les interventions des avocats, juges, psychologues, familiers ; tout cela importe peu.


(Et d’ailleurs je suis convaincu que le film n’est pas non plus un appel à la tolérance, une dénonciation du rejet de la différence. Les oppositions ne traduisent pas la mentalité de l’époque, mais plutôt les réactions ordinaires de ceux qui se sentent trompés, n’acceptent pas, surtout lorsqu’il y a un enjeu tel que la garde d’un enfant – qui ici n’est même que prétexte).


Tout est dit, sans qu’on s’en doute évidemment, dès le prologue. L’image abstraite, une grille, presque une dentelle de moucharabieh, d’une bouche d’aération découverte en plongée, puis un long travelling très saccadé, presque un plan séquence, où l’on ne sait d’ailleurs pas trop qui on suit, où l’on finit par distinguer un homme, avant de pénétrer dans une salle de restaurant – et de les voir là, assises, côte à côte. Tout le récit se déroulera dans ces conditions et dans cette confusion – avec de grandes difficultés pour le spectateur à se repérer dans l’espace. Les mouvements de caméra ne suivent pas des tracés rectilignes, encore moins ceux des routes. Ils dérivent, ils dévient souvent de façon imprévisible, selon des angles improbables, se heurtent souvent à des vitres, à des reflets derrière des vitres très souvent embuées.


Et l’on a également du mal à se repérer dans le temps. – au point qu’on ne se rend pas forcément compte que tout part d’un flashback. Et ce n’est d’ailleurs pas très important. Le film s’installe sous le signe d’une certaine confusion, d’un trouble qui ne pourra pas cesser. Le leur.


Carol, le film, dit la passion. Et il faut entendre, d’abord, le terme dans son premier sens – celui de souffrance. et pas seulement leur souffrance à elles. Celle aussi, de ceux qu’elles quittent, qui ne comprennent pas, qui les aiment sans doute, qui n’admettent pas et chez qui la douleur s’inscrit pour longtemps – avec des explosions de violence, de haine, d’espoirs illusoires que tout va se rétablir.


Mais l’essentiel, c’est évidemment leur passion ; Absolue. Subie et impossible à contraindre. Celle qui fait qu’une fois que la rencontre a eu lieu, l’image de l’autre , son absence finit par occuper tout votre espace. Alors on part à sa recherche, on observe de loin, on se dissimule, on guette, on décroche le téléphone, on tente de s'éloigner mais on revient aussitôt, on ne trouve pas les mots mais on finit par trouver plus que les mots. La passion est une obsession.


La force du film est là – dans les corps qui s’embrasent, mais mais ne s'embrassent pas immédiatement, diffèrent, romantisme subtil et souffrance prolongée, dans la façon la plus indirecte de le dire, les questions sans rapport, mais décalées, un commentaire sur le nom, une interrogation sur l’âge de l’enfant, simplement pour prolonger l’instant, ne pas rompre le charme, avant de poser , avec d’infinies précautions, la question du rebond – si cela ne vous pose pas de problème, est-ce que je pourrais vous inviter à déjeuner, ou pourrais-je me rendre chez vous, demain, ce soir ? Et cette réserve extrême, cet au-delà de la pudeur qui est sans doute aussi une marque de la passion extrême, se prolongera très longuement avant la rencontre des corps, avec des effleurements légers et l’obligation de poursuivre au sein du lit, toujours sans précipiter. L'explosion est dedans.. L’histoire se déroule dans les années 50, on pourrait aussi bien l’imaginer au XIXe siècle, ou pendant la renaissance.


Elles sont très différentes, par l’âge, par l’allure, par l’origine ; par leur caractérisation aussi, leurs vêtements, leurs couleurs, l’une est plutôt en bleu, mais souvent caché sous un vison, l’autre aime l’écossais (son joli béret), ou le rouge, mais parfois c’est l’inverse. Et l’une ose, veut sans concessions, mais à l’instant où elle ose dire, sa parole est presque un déchirement. Et elle reste encore accrochée à des bribes de passé, des conventions, l’enfant surtout. L’autre n’ose pas, mais elle ne sait pas dire non – ou le non lui coûte toujours beaucoup. Mais cette incapacité à dire non, c’est aussi sa force – la possibilité de se laisser aussi aller au désir une fois que l’autre a fait le pas.


A la fin, toutes ces questions ne se poseront plus.


On pourrait s’inquiéter du côté très sec du récit, du développement restreint de tous ses à-côtés, du fait qu’au bout du compte on les connaisse très peu – avec la crainte d’une empathie impossible et d’un objet totalement abstrait.


  En réalité c’est la réalisation qui résout tout. Pas seulement par son côté très soigné, la beauté de la photographie, souvent dans un gris bleuté et nostalgique, la précision et les pièges du montage, le choix des costumes., et plus encore la partition de Carter Burwell. Le plus frappant tient sans doute dans le fait que la caméra les serre, les enferme en permanence, ne laisse rien passer en dehors d’elles – même lorsqu’elles ne sont pas dans le même plan. Elle scrute les visages, leurs contrastes, le regard de Cate Blanchett, profond, à la fois très dur et vulnérable, celui de Rooney Mara, plus réservé, mais qui finit par laisser passer des éclats de dureté – et qui le plus souvent précède les moments où elle va décider.
La caméra les filme jusqu’à l’os, gomme l’environnement, à commencer par les autres. Il n’y a rien d’autre, jamais, dans la profondeur du champ.
Et l’on n’en sait pas beaucoup plus sur elles, c’est sûr. Mais, on sait (presque) tout sur la force de passion.
pphf
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le 6 févr. 2016

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