Le danger indiscret de la bourgeoisie.

Après avoir fait l’étourdissante découverte du cinéma de Fellipe Barbosa l’an dernier, grâce au merveilleux Gabriel et la montagne, je rêvais de voir son premier long métrage, passé lui aussi de façon tout aussi confidentielle par chez nous mais globalement encensé dans les festivals qu’il a traversés. Et c’est un film impressionnant. Complètement différent de ce à quoi je m’attendais dans la mesure où il s’avère nettement plus géostationnaire (Tout se déroule à Rio de Janeiro, entre un grand pavillon bourgeois, un lycée privé, une plage et la favela) que le jeune Gabriel sillonnant le monde, plus autobiographique aussi, quand le précédent était le récit du voyage d’un ami de l’auteur.


 Si la matière documentaire transpire dans Gabriel et la montagne au gré de chaque déplacement, escale du personnage, on ressent ici toute la dimension autobiographique à travers chaque scène de ce portrait, détaillé, complexe, chaque interaction avec son entourage. Et ça va plus loin qu’une simple inspiration, on est parfois dans la transposition pure puisque Barbosa tourne (la majeure partie du décor du film) dans la maison de son enfance, située dans la Barra da Tijuca à Rio ainsi que dans le lycée Saint-Benoit dans lequel il passa son adolescence. Plus fort encore, certains acteurs non-professionnels campent leur propre rôle.
Jean c’est le garçon prodigue de la famille, qu’on voudrait voir entreprendre les plus grandes études, qu’on dit chaque jour qu’il est meilleur que ses camarades. Il y a dans ce prénom, qu’il faut prononcer Jean à la française, comme dans une plantation du XIXe siècle, quelque chose d’écrasant, qui éloigne des gouvernantes qui ne parviennent pas le prononcer, aussi pour se dépareiller des coutumes brésiliennes que de la caste bourgeoise. Après le licenciement du chauffeur de la famille, Jean se retrouve à prendre le bus pour la première fois et c’est ainsi qu’il fera la rencontre de Luiza, scolarisée dans un établissement public, qui n’habite pas dans la favela comme le croit d’abord Jean, mais qui descend à l’arrêt de la favela. Son éducation sentimentale passe par son ouverture sur le monde.
Si cette immense maison, sa piscine, son jacuzzi (Ce premier plan, déjà merveilleux), ses quatre voitures noires et ses mille quatre-cent mètres carré habitables rendent ses hôtes apparemment invulnérables, le récit capte l’instant où l’univers se fissure, quand le père est en faillite suite à un mauvais placement. Les enfants sont protégés mais le personnel (un chauffeur, deux femmes de ménage) est bientôt poussé vers la sortie. On dira aux enfants que Severino a préféré rejoindre sa famille dans le nord du pays ; On saisira l’occasion de se débarrasser de Rita, pour ses mœurs légères ; On acceptera la volonté de démission de Noémia, accablée sous les responsabilités de deux femmes de ménage et par trois mois sans versement de salaire.
Là où le film s’avère le plus puissant, complexe et surprenant c’est dans les multiples relations qu’il rend compte entre les maitres et les domestiques. Et surtout ce que noue Jean avec chacun d’eux, plus qu’avec ses parents, sa sœur ou ses amis. Il se confie à Severino et trouve réconfort lors de ces insomnies auprès de Rita, qui si elle refuse ses avances continue de le guider dans ses découvertes sexuelles. A ce titre, alors que Jean s’est éloigné de Luiza et qu’il s’est auto-éliminé à son examen, la fin dans la favela, aux côtés de Severino, Noémia et Rita est un moment hyper émouvant, inattendu, sorti de nulle part. Il faut le retour de superbes personnages secondaires (les domestiques) dans le récit pour faire de Jean un homme, débarrassé du joug familial.
Il y a des compositions qui marquent durablement, à l’image du premier plan saisissant l’immensité muette et nocturne de la demeure, à l’image du dernier plan dans un appartement des favelas, forcément (repris pour l’affiche du film), mais aussi de celui dans le bureau du père tentant de sauver ce qu’il peut encore sauver, de celui au bord de la piscine quand l’ami de Jean y plonge pendant que la petite sœur bronze sur son transat et le père cueille des cerises sur son échelle, de celui voyant Jean quitter l’établissement de son examen, glissant dans les couloirs extérieurs comme une bille dans un circuit. On savait la mise en scène de Barbosa pleine de liberté, de trous d’air, de rupture, d’idées renouvelées dans Gabriel et la montagne et elle s’avère tout aussi hallucinante ici dans un espace beaucoup plus cadenassé.
Si le film est en partie autobiographique, son propos est d’aujourd’hui, puisque toute la dimension politique s’incarne autour d’une loi promulguée en 2012 (quelques temps avant le tournage du film, en somme) obligeant les universités à respecter des quotas de façon à briser les inégalités. La plupart des discussions et des interactions sont régies par le racisme et les inégalités sociales. On retrouve aussi bien le Buñuel du Journal d’une femme de chambre que le Renoir de La règle du jeu, car si le film pourrait emprunter un chemin tracé, il déborde sans cesse, insère de l’incongru à l’image de ces appels anonymes irrésolus.
C’est un film important, pour Barbosa qui à la fois règle ses comptes avec l’univers bourgeois dont il est issu, autant qu’il raconte le pourquoi du comment il s’en est extirpé, mais c’est un film important pour le cinéma aussi, tant il est une superbe confidence, intime, bouleversante sur l’éveil amoureux et politique d’un garçon de dix-sept ans au cœur d’un Brésil en pleine crise. Son éveil amoureux et politique, donc. Dans un Brésil qu’on n’a jamais senti si palpable, si ce n’est dans Aquarius ou Les bruits de Recife. Quand je vois les films de Kleber Mendonça Filho et ceux de Fellipe Barbosa, je me dis que le cinéma brésilien est en grande forme.
JanosValuska
8
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le 21 juil. 2018

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JanosValuska

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