"Tu préfères faire partie de ceux qui travaillent ou des autres ?" lâche, dans une formule toute macronienne, le héros de notre film à un ami de sa fille.


Ceux qui travaillent est un terrible film, dur et véritablement réaliste dans son approche du travail, de ses conséquences, tout autant que dans celles de sa soudaine disparition, le tout dans une classe sociale où ça ne s'imagine même pas. Comment rester humain lorsque ce qui constitue notre raison d'être, le travail, est aussi ce qui nous rend monstrueux ? Comment garder la face et sa posture durement acquise lorsqu'à la faute d'un grain de sable dans le rouage bien huilé du capitalisme on perd ce qui fait notre statut ?


Antoine Russbach réussit un équilibre parfait ; son protagoniste n'est pas un rentier, ne croule pas sous des montagnes d'argent, n'est pas non plus un mauvais père ou mari, il n'est pas l'incarnation d'une bourgeoisie parasite (bien que sa famille le soit pour lui : paresseuse, accrochée à ses privilèges auxquels il n'est pas question de toucher, conservant son image immaculée), mais un homme qui a trimé pour obtenir ces responsabilités, partant de la ferme où l'on se partage de rares tranches de jambon pour arriver aux bureaux tout en vitre et hauteurs et se satisfaire d'un nouveau fauteuil en cuir. Certes il distille le temps de quelques scènes un ton de lutte de classe, partie qui n'est probablement pas la meilleure, explicitant assez maladroitement ce que le film disait bien mieux sans le dire. Mais il est cynique, cruel et pourtant si vrai (comment ne pas rire jaune lorsqu'un ami dit "vraiment c'est une horreur" en ne parlant pas du drame atroce qui a causé le licenciement mais de ce licenciement lui-même ?)


Ceux qui travaillent est un film d'horreur absolu, tant il met en scène et montre avec une glaciale efficacité le milieu terrible et pourtant si commun du secteur tertiaire, celui des cadres qui travaillent sans voir leur objet, qui gèrent des vies comme des millions d'euros à distance, par le simple clic de leur souris. Il est un film d'horreur lorsqu'il décrit avec une fine acuité le chômage, ses effets sur soi et sur ses proches, lorsqu'il fait s'écrouler l'imposant et austère Oliver Gourmet (l'un des meilleurs rôles de sa très riche carrière). Il est un film d'horreur de son début à sa fin, remplaçant l'amour familial par la preuve matérielle (avec la phrase assassine d'un des fils "On peut très bien vivre sans père, mais ne nous demande pas de baisser notre niveau de vie."), illustré par un long plan final tragique. Il est un film d'horreur lorsque sa seule présence d'amour se résume au regard naïf et déchirant d'une enfant émerveillée par son père et son travail, bien loin de connaître la sombre vérité. Il est un film d'horreur lorsqu'il illustre par ses longues scènes muettes l'absence de communication, le règne du silence et de la soumission à un système. Il est un film d'horreur lorsqu'il met en image le cauchemar absolu du marxisme, où le travailleur n'est plus que cela, où la mondialisation connecte tragiquement des personnes qui ne se rencontrent pas, où le capitalisme déconnecte purement et simplement l'homme de ses moyens de production et des effets de ses actions, où le travail aliène et crée des castes nauséabondes, où il désactive l'humain et rend tout geste d'amitié ou de douceur désagréable ou intéressé, ou il transforme les individus en pièces interchangeables, en pions, qu'une fois licenciés on raccompagne à la sortie avec la sécurité.


Vraiment, Antoine Russbach, pour son premier film, rend une excellente copie. Un excellent bilan trimestriel.

Créée

le 27 janv. 2021

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Charles Dubois

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