On a rarement vu un personnage aussi complexe que celui de Moralès, incarné par un Raphaël Quenard transporté par le souffle de l’inspiration, profitant à merveille de la liberté que lui concède Jean-Baptiste Durand. Il porte le film sur ses épaules, comme le veut l’expression consacrée, sous la houlette du réalisateur qui lui accorde toute sa confiance et incorpore parfaitement les dons de l’acteur : son éloquence, sa présence, son charisme, au point de laisser les autres dans l’ombre.
À la fois gros salaud rabaissant les autres au point de les phagocyter et ami au fond bien intentionné quoique d’une violence maladroite et nocive ; magnifiant le don de parole, porté par un élan poétique et urbain, véritable maître du verbe et en même temps débordé par l’hubris le noyant sous un flot dont il perd le contrôle ; homme de beaucoup de théorie mais au fond de peu de pratique, à l’inverse de son frère de sang Dog ; grand frère fidèle et loyal dont l’amitié étouffe toutefois ; bienfaiteur mais despote : c’est peu dire qu’il est un personnage nuancé tant il est la synthèse de contradictions, authentique homme dialectique.
À partir de ce personnage aimant, provocant à la fois attraction et répulsion, le cinéaste bâtit des relations multiples qui équilibrent parfaitement le récit : avec la voisine, personnage âgée qu’il respecte, à qui il prépare des zézettes (de Sète) et qui en échange le régale de quelques notes de piano ; avec sa mère qu’il nourrit et dont il encourage l’art, l’éduquant même parfois comme le ferait, paradoxalement, par inversion des rôles, une mère ; avec son dealer, avec qui ils échangent sur des thèmes assez inattendus, comme les croquettes du chat ou l’amour avec un grand A ; avec les amis du village face à qui il fait le fier à bras, le moralisateur, le donneur de leçons, le vantard, le caïd ; avec son chien, qu’il élève et dont il s’occupe comme s’il s’agissait de son fils ; et surtout avec Dog avec qui il forme un duo d’amis aussi inséparables qu’opposés, qu’il traite un peu comme son chien, avec qui il entretient une relation de grand frère à la fois cruel et protecteur, prêt à le ridiculiser face à tout le monde ou à le protéger en cas d’embrouille. L’arrivée d’une tierce personne, en l’occurrence une femme, vient modifier leur rapport et créer un triangle amoureux avec lequel le cinéaste joue très bien : Dog et Elsa vont-ils conclure ? Morales va-t-il chercher à la lui prendre ? Celle-ci va-t-elle revenir vers un profil de mec qu’elle a fui ? Dog et Morales vont-ils « rompre » leur amitié ? Etc.
Un récit de l’amitié au rythme des villages ou des hameaux retirés d’aujourd’hui, avec un Raphaël Quenard qui vient dynamiter la paix trop tranquille des échanges et apporter une touche contemporaine à l’amitié, réécrivant le fameux « parce que c’était lui, parce que c’était moi », lui qui cite volontiers Montaigne, à la lumière d’un égo dévorant son altérité.