Hommage au septième art et nostalgie de la salle

Hommage au septième art et nostalgie de la salle.


Salvatore apprend la mort de son vieil ami Alfredo. Cette nouvelle lui rappelle son enfance passée dans un petit village de Sicile, Giancaldo, qu’il a quitté pour Rome. Trente ans en arrière, il était le petit “Totò” qui aimait se joindre à Alfredo, le projectionniste du cinéma du village pendant les séances de projection. Il se souvient de son émerveillement d’enfant face à la magie de la machinerie dans la cabine de projection, de l’amitié nouée avec Alfredo, des gens du village, de ses collections de pellicules 35mm qu’il cachait chez lui et de la précarité de sa maman qui vivait seule, son père étant parti à la guerre.


Le film, dans sa forme-même (puisqu’il se déploie sur le mode du souvenir) rend compte de la nostalgie d’un temps perdu du cinéma. Cinema Paradiso sort en 1988, date à laquelle les salles connaissent un ralentissement dans leur fréquentation, notamment à cause de la dissémination des postes de télévision dans les foyers européens depuis les années 1950.


A l’aube du numérique, le discours apocalyptique qui consiste à se lamenter sur la fin du cinéma en salle est alors très répandu. Mais à défaut de porter ce discours de manière pessimiste et passéiste, Cinema Paradiso fait l’éloge d’un premier temps du cinéma de manière émouvante et nostalgique. Comment le film travaille à l’apologie de l’expérience de la salle d’un cinéma de village ?


Cinema Paradiso rend compte de l’âge d’or d’une salle de village où le moment de la projection est un moment de convivialité. Le film projeté - ou film second - se fait prétexte à la réunion des villageois, puisque la salle est avant tout le lieu d’une expérience collective et partagée, où les spectateurs ne sont que très variablement attentifs au film. Ils parlent fort, s’amusent et se charrient.


L’intérêt est comme déplacé de l’écran vers la salle, l’idée étant de voir comment la salle est à la fois le lieu de la bonne humeur et de l’échange entre ces villageois méditerranéens. Le film en soi prime moins que le rendez-vous cinématographique sacralisé. L’idée d’expérience collective et conviviale est contrebalancée par cette manière de travailler une galerie de portraits, d’opérer des “zooms” sur certains individus lors des séquences dans la salle, afin de montrer la très grande diversité des attitudes spectatorielles. La salle est à la fois le lieu des chamailleries et de l’humour, le lieu de la séduction, du badinage et des rapports sexuels - la salle se transforme même en bordel, ce qui contraste très fortement avec l’attitude du prêtre du village qui est offusqué de la moindre scène de baiser. Mais c’est aussi le lieu où la structure sociale et les disparités socio-économiques sont spatialisées, visibles, comme dans les théâtres shakespeariens avec le noble placé sur les balcons supérieurs qui méprise et crache sur la foule, qui elle a sa place dans la fosse. Cette grande variété des attitudes spectatorielles fait toute la richesse humaine d’un film qui ne manque pas d’humour dans les contrastes qu’il travaille.



A cet humour se superpose le thème musical d’Ennio Morricone qui vient, avec subtilité, diffuser une tonalité nostalgique qui touche dans l’âme du cinéphile cette affection fondamentale pour l’espace de la salle, en lui remémorant peut-être des souvenirs liés à son expérience propre de spectateur. Cette émotion cinéphile est en majeure partie permise par la réflexivité du film : c’est qu’il s’agit d’un film qui parle de l’amour originel, enfantin pour le cinéma, conçu à la fois comme technique, mais aussi comme activité rémunératrice, comme moyen de faire vivre un village et d’y maintenir l’interaction et la cohésion sociale. L’Eglise ne saurait égaler le cinéma qui devient cette pratique villageoise ritualisée, cet art grandiose.



La mise en scène de la machinerie spectaculaire du cinéma prend une dimension presque sacrée. Par-là, Tornatore rend hommage au septième art, moyennant l’idée d’une magie du cinéma - s’agit-il d’un mythe - ou plutôt, en termes esthétiques, d’une aura du cinéma. L’espace de la salle de cinéma, s’il est davantage envisagé comme espace de socialisation plutôt qu’espace d’une expérience esthétique individuelle, il n’en demeure pas moins l’endroit de l’émerveillement face à la magie de la machinerie. L’appareil de projection, loin de se réduire à un outil technique qui met en mouvement des images, recèle une dimension sacrée, magique qui dépasse l’entendement. Peu de temps avant la séquence de l’incendie, un moment de suspension ou de divagation fait saillie dans le film. Il s’agit de ce plan sur le petit cadre lumineux qui traverse le mur à mesure qu’Alfredo déplace la fenêtre de l’appareil de projection. La dilatation du plan dans un temps ralenti qui suit en travelling latéral le petit cadre de lumière, et le thème musical qui suggère un moment de gloire permettent, conjointement, de révéler cette aura. L’aura fait écho à l’émerveillement de Totò face au dispositif spectaculaire qu’est l’appareil de projection et à la lumière qu’il diffuse. La sacralisation de la machinerie de la salle, irréductible à sa dimension technique, est un trait laudatif largement pris en charge par Tornatore.


Cette nostalgie d’un temps originel du cinéma réactualisé par le souvenir est-elle pour autant le moyen d’envisager la fin du cinéma ? A priori, non. Il semble qu’il s’agit moins du cinéma que d’un certain temps du cinéma, originel, qui semble révolu. En ce sens, la séquence de l’incendie du cinéma peut être lue comme la fin inéluctable de ce temps originel. Le film est terminé, le cinéma doit fermer ses portes, mais le public, lui, est enthousiaste et déterminé à rester dans la salle pour un film de plus. Ne pas finir, c’est ce qui est réclamé. Le personnel du cinéma les met à la porte avec difficulté. Alfredo, le projectionniste décide, pour leur faire plaisir, de déplacer la fenêtre lumineuse de projection de l’écran vers la place du village, sur le mur qui se trouve face au cinéma. Le film se trouve donc projeté là où il ne devrait pas. Cette tentative de projection en plein air, en dehors de l’espace traditionnel de projection conduit à l’incendie du cinéma. La pellicule de nitrate brûle. L’hybris du projectionniste et de ces spectateurs méditerranéens se voit rattrapée par la technique qui, elle, a le dernier mot : le cinéma brûle. La lutte contre une fin inéluctable conduit la destinée du cinéma à reprendre le dessus. Ce rapport d’autorité est symbolisé par la statue du lion crachant le feu de l’incendie, dont le trou dans la gueule est voué à laisser passer le faisceau lumineux de l’appareil de projection. D’un point de vue méta cinématographique, une lecture possible consisterait à dire que le film est déterritorialisé de son espace traditionnel de projection, c’est-à-dire la salle, ce qui conduit à la fin d’un temps prestigieux du cinéma que seul le souvenir permet de retrouver. Avec la diversification actuelle des supports de visionnage - télévisions, smartphones -, n’a-t-on pas perdu quelque chose d’une aura originelle ? Le film ne tranche pas. C’est un temps du cinéma que les anciens du village enterrent avec Alfredo, dans un présent diégétique aux couleurs ternies à l'étalonnage, ce qui vient traduire une certaine perte des affects. Restent la nostalgie et les souvenirs agréables. Cette nostalgie ne porte pas pour autant une conception pessimiste sur l’avenir du cinéma. Après Alfredo, Salvatore Di Vita, littéralement, “Le Sauveur de la vie” sauve aussi le cinéma en devenant projectionniste, en organisant une projection en plein air. Le film ouvre sur un autre temps, celui d’une ère post trente glorieuses. La province a été industrialisée, la société, individualisée, le cinéma, rasé. Ainsi, l’hommage au septième art est-il chargé de nostalgie dans le film mythique et poignant qu’est Cinema Paradiso, à travers cette manière de concevoir la cinéphilie comme structurante dans une vie.




JulesSanchez
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le 27 janv. 2023

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Jules Sanchez

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