City Hall
7.4
City Hall

Documentaire de Frederick Wiseman (2020)

Il est évident que ce film au titre générique — City Hall, qui signifie simplement « mairie » ou « hôtel de ville » — n’arrive pas par hasard. Après avoir visité le quotidien des habitants d’une localité conservatrice du Midwest américain, dans Monrovia, Indiana (2018), Frederick Wiseman tend cette fois-ci le micro à un maire ouvert et hyperactif, celui de la ville de Boston, afin de nous montrer ce qu’est concrètement une politique vertueuse de service public et d’inclusion : « Je sais que Boston ne résoudra pas les problèmes des États-Unis, nuance le maire au milieu du film. Mais il suffit d’une ville. » Et ce n’est sans doute pas innocent que Wiseman, l’homme qui a le plus filmé l’Amérique dans sa diversité territoriale, retourne pour cela à sa ville de naissance, celle qui a vu grandir le fils d’immigrés juifs d’Europe de l’Est qu’il était, et qui y a vécu dès son plus jeune âge ce qu’était la discrimination.


Même si notre homme a de nombreuses fois sondé les institutions américaines durant toute sa carrière (la prison d’État de Bridgewater dans Titicut Follies (1967), le bureau d’aide sociale à New York dans Welfare (1975) …), il n’avait jusqu’alors jamais réalisé un documentaire aussi étiré, aussi imposant de par sa durée démentielle : 4h30, c’est long, très long même, surtout si ces heures ne sont pas légitimes ! Fort heureusement, ici, elles se justifient pleinement pour nous rappeler que la vie politique est une affaire au temps long, un exercice bien trop complexe pour être réduit à un récit écrit sur Twitter, comme peut le faire Donald Trump, en moins de 280 caractères... En agissant ainsi, en refusant de participer au tonitruant de la politique spectacle, fait de rafales de formules lapidaires, de raccourci idéologique et de courses au buzz sur les chaines infos ou les réseaux sociaux, City Hall rend toute sa noblesse à la démocratie, à ce processus qui se doit d’évoluer patiemment au cœur d’un quotidien partagé par tous les citoyens.


Une évolution rendue notamment perceptible par cette caméra parcourant tranquillement les rues de cette ville ouverte, guettant à hauteur d’Homme les traces visibles du vivre ensemble. Les élégants plans fixes sur les immeubles, en contrepoint des images des hommes et des femmes dans l’action de leur métier, viennent ainsi interroger le repos des façades ; ces plans offrent au récit de respirer et au spectateur de cheminer dans la ville et de méditer en silence. La dureté patiente des lignes et de la pierre figée, sans s’opposer aux bâtisseurs auxquels elle renvoie dans une large acception du mot, nous rend par contraste leur humanité plus émouvante, l’acharnement de leur travail quotidien plus admirable. L’image de la façade de l’hôtel de ville, reprise en boucle au cours des quatre heures trente de film, apparaît comme la figure du retour au même, le symbole de la volonté acharnée et têtue des hommes à construire leur destin, à remettre inlassablement l’ouvrage sur le métier pour ériger une société meilleure. D’autres images, au contraire, se détachent de la grande fresque urbaine pour évoquer la fragilité des choses, le monde éphémère, en particulier lors des séquences en compagnie des éboueurs, des services de la voierie, et des préposés aux espaces verts avec leur monstrueuse machine à dévorer les arbres malades. C'est bien la ville au quotidien, fascinante dans sa diversité et les activités qu’on y mène, que nous exposent les images de Wiseman.


Des images, néanmoins, qui ne cherchent pas à être idylliques ou caricaturales, comme celle que l’on a de Marty Walsh : ce n’est pas un héros à la Capra, ni le sauveur que les antitrumpistes appellent tous leurs vœux. En effet, sa communication personnelle, qui convoque constamment son histoire personnelle (ses origines, son combat contre l’alcoolisme), sera progressivement débordée par la chorale des voix citoyennes issues d’une ville qui clame sa multiculturalité. C’est ce que nous indique d’ailleurs très bien cette séquence où un conseil de quartier, composé essentiellement de latino et d’Afro-américains, débat longuement avec des entrepreneurs d’origine asiatique : la politique se fait lorsque la parole circule librement, loin des clichés et des storytelling formatés.


À rebours de la politique-spectacle, la parole, dans City Hall, exprime les dissensions que ne manque pas de faire surgir l’ordinaire de la vie d’une communauté. Présentés non pas comme des obstacles, sources au mieux de clivage politique, au pire d’impasses de l’action publique, les points d’achoppements y apparaissent comme autant d’occasions d’être dépassés. Il y a là comme une ode tranquille à la démocratie participative dans ce qu’elle a de plus laborieux mais aussi de plus émouvant. C’est ce que semblent refléter les regards tantôt lumineux, tantôt reconnaissants de certains visages présents dans une assemblée réunie pour évoquer les problèmes de réinsertion rencontrés par les anciens combattants, lorsque Martin Walsh évoque son passé de membre d’Alcooliques anonymes pour montrer qu’il est possible de guérir de ses traumatismes. Par tous ces aspects, jamais une institution, dans un film de Wiseman, n’a semblée aussi incarnée. Si le réalisateur a coutume d’affirmer que le personnage principal de ses films est le lieu, l’institution comme cadre, dans lequel les individus qui le traversent en révèlent le fonctionnement, City Hall fait honneur à la parole dans ce qu’elle porte de plus noble : le moyen le plus court pour aller vers l’autre.

Procol-Harum
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le 13 août 2022

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