Après le choc Love exposure, Sono Sion remet ça. Mieux, tout en renouant avec sa patte qui constituait la qualité de ce premier opus de la trilogie de la haine, il parvient à me surprendre. Pourtant, on retrouve en gros le canevas classique du film de serial killer avec le tueur qui manipule sa victime jusqu'à en faire son complice de fait par un jeu de dupes redoutable, sauf qu'il le vampirise totalement par son talent dans la rupture de tons, et la façon dont il imprime avec force sa vision du monde, qui fait violemment penser à un mixte de Seven et du meilleur de Shinya Tsukamoto. En somme, il nous livre un véritable électrochoc dans le genre.


Quittant apparemment les rives du sectarisme religieux, Sono Sion en aborde un autre, celui plus insolite du commerce des poissons. Et c'est avec une certaine patate dans le montage et la bande-son qu'il aborde de front ce nouveau milieu, lequel est mené par l'intriguant, jovial, et presque hystérique patron qui semble diriger de main de maître tout son petit monde. Vient se mettre sur sa route une famille pas bien dans sa tête qui partage la même passion que lui pour les poissons, composée d'un mari frustré et faible, d'une femme qui se sent étouffée (boudée par sa belle-fille et qui s'emmerde comme un poisson mort), et d'une fille qui n'en fait qu'à sa tête et qui est récupérée par leur nouvel "ami" pour en faire quelqu'un. L'une des grandes forces du film, et qui caractérise le style du cinéaste japonais, est la façon dont sont figurés tous ces rapports de pouvoir, d'où se dégage une énergie aux formes extrêmement variées et qui provoque différentes émotions, du malaise à la fascination mi-amusée. C'est là que le cadre de l'action choisi est l'évidence même lorsque les apparences tombent, où le monde semble s'identifier à un immense aquarium où seuls les plus gros survivent aux dépends des plus petits.


Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce film malmène son spectateur, empruntant la forme d'une spirale autodestructrice où la barrière de la morale semble de plus en plus diffuse au fur et à mesure que ça progresse, comme en témoigne le lieu du crime ... Pourtant, le personnage principal tient bon jusqu'à un certain point face à ce tueur (aux motivations sérieusement ambigües et loin d'être un serial-killer classique, puisqu'il compte bien remettre sur pied cette famille souffrant de sinistrose) qui le guide vers sa voie tel un nouveau converti, en s'enfermant dans une bulle à l'image des planétarium qu'il aime fréquenter, mais subrepticement il se laisse convaincre, d'abord comme spectateur d'une véritable vision d'horreur (Sion n'y va pas par quatre chemins lorsqu'on assiste aux routines du tueur), puis comme participant actif. De même, les partenaires sexuels (durant des séquences très hot) changent en fonction de la force de caractère du meneur. Ainsi, loin d'être gratuite, cette démonstration de sexe et de violence se met au service, avec une verve incroyablement puissante, sombre, et convaincante, d'un discours intelligent sur la façon dont le monde tourne, et de ce qu'il faut faire pour survivre ou exister en son sein, nous conduisant à une prise de conscience viscérale du faux qui régit les relations sociales, en premier lieu familiales. Ce qui permet donc de multiples combinaisons entre chair, sexe, et violence étonnantes, scabreuses, à la limite du grotesque.


Bref, j'en suis encore tout retourné. Un film qui développe un profond humour noir, d'une pertinence rare sur la place de l'individu dans la société (et surtout dans la famille japonaise) d'aujourd'hui, servi par une perception claire des rapports humains, et en même temps guidé par une soif sincère de vouloir changer les choses, quitte à griller les repères moraux qui paraissent ici d'une maigre utilité (la religion comme le devoir familial), un poids mort qui empêche d'avancer dans la vie (cette non-soumission face aux conventions et la conversion du personnage principal me font vraiment penser à R100 de Hitoshi Matsumoto). Un film qui sonne comme une sirène d'alarme contre la frustration impliquée par le masque de la dissimulation, et la possibilité de se laisser influencer ou manipuler qui en découle, et où le message "tout détruire pour laisser la possibilité d'une renaissance" a rarement paru aussi percutant, désespéré, et peut-être (j'insiste sur le peut-être) salvateur. Sacrée trilogie thématique autour de la haine que nous livre ce réalisateur, tout en livrant ici un véritable film de genre, mais scellé de sa marque toute personnelle.

Arnaud_Mercadie
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le 14 avr. 2017

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Dun

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