Je viens de voir ce film et j'ai adoré. J'aime beaucoup Tom Cruise, d'une part parce qu'il est beau, d'autre part parce qu'il sait tenir un personnage, l'habiter, par sa maîtrise de la sobriété.
On est à Los Angeles, c'est la première chose que l'on nous dit, et c'est important car L.A, Elle Aye, est bien un personnage, un personnage important du film.


Ce qui est réussi dans Collateral, c'est que Collateral ne montre pas. On devine, on est habité par l'ambiance. Une très bonne scène est celle de la découverte de la planque des flics qui surveillent la boîte de nuit de Felix. La couleur est belle, le décor irréel. Le but n'est pas que le spectateur croie à tout prix à ce qu'il voit, mais qu'il se sente imprégné de l'ambiance crasseuse du lieu.
On est dans le sale. Vincent, tueur à gages, monte dans le taxi de Max, un afro-américain. Il y a évidemment beaucoup à dire sur cette "inversion", sachant que le cinéma américain a fortement tendance à montrer des héros blancs sauvant le monde (Tom Cruise en tête) plutôt que des chauffeurs de taxi. Ici le héros est un prolo, noir de surcroît, un monsieur ordinaire qui ment à sa mère et qui fantasme un autre boulot.


Tout va changer avec Vincent. Ici le film rappelle Fight Club, où Tyler Durden "tire" de son quotidien morne le héros, pour lui rappeler qu'il est un homme, avec des ambitions, et qu'il se ment à lui-même en n'agissant pas: c'est Vincent qui ouvre la voie, montre le chemin de la vie à Max.
Paradoxalement c'est Vincent, faiseur de morts, qui dynamise Max.
La rencontre entre ces deux êtres fait beaucoup penser au début de L'Inconnu du Nord Express, de Hitchcock: Max a le tort d'accepter le jeu du diable, d'accepter de l'argent, et il est directement, et rapidement, happé par lui. Très vite, Vincent commet son premier meurtre. Ce qui est important, c'est qu'on ne le voit pas, ce meurtre: on est toujours avec Max, on ne suit pas Vincent, et donc on a les mêmes doutes que Max à propos de Vincent: est-ce un homme bon, un vengeur, un protecteur des faibles? Ce qui est également important, c'est la rapidité avec laquelle intervient le premier meurtre: le mal frappe vite, on ne le voit pas venir.


Le fait de ne pas voir les deux premiers meurtres mais de les deviner, c'est selon moi la marque du bon cinéma: le spectateur n'est pas pris pour un imbécile, et en plus le jeu s'installe: il y a un deuxième film qui existe, celui des meurtres de Vincent. Vincent nous échappe, comme il échappe à Max.
Une deuxième fois où Vincent nous échappe, où est mis en valeur que le mal nous échappe, c'est dans la boîte de nuit. Max se croit sauvé, un policier qui croit en son innocence le pousse vers la sortie. En deux coups de pistolet, et sans aucun spectaculaire, Vincent tue le policier et dit à Max de le suivre. Vincent n'a même pas à insister, Max le suit presque docilement, ce qui fait penser à la thèse de la servitude volontaire: Max est prisonnier de Vincent, maltraité par ce dernier, mais il le suit malgré tout.
Max le névrosé est sauvé, grandi par le truand sans sur-moi, le psychopathe ou plus exactement le sociopathe, qui n'en a rien à faire des autres. Vincent est une sorte d'anti-puritain, un personnage classique de la névrosée Amérique, qui rêve de perdre enfin ses complexes, dans des personnages blancs, mais "libérés" en quelque sorte du poids du puritanisme anglo-saxon. Vincent est nietzschéen, il ne croit pas en Dieu, pense n'être qu'une poussière dans l'univers. Il rappelle Tyler Durden rappelant à ses disciples qu'ils ne sont rien, qu'ils n'ont pas de poids.
Vincent joue en fait le rôle de la mauvaise conscience de Max: Max aimerait sûrement se rebeller contre son patron, dire la vérité à sa mère: mais voilà, il est pris dans les rets de la société. Vincent n'a de compte à rendre à personne, il le dit bien: "je n'ai pas de congés payés". Il ne vit pas dans une société organisée, mais en fauve, à part: en cela il rejoint le personnage du Samourai, de Melville.


Le film aurait pu tourner mal, au moment où Max "imite" Vincent, alors qu'il est obligé de se faire passer pour lui dans la boîte de nuit de Felix. Y est-il vraiment contraint? Certes Vincent a menacé de tuer sa mère, mais le ferait-il? Max prend visiblement du plaisir à incarner un tueur, à être "fort". Ici le thème de la mère n'est pas anodin: souvent utilisé par Hitchcock, comme par exemple dans La Mort aux Trousses, la mère empêche le héros masculin de se réaliser, de devenir un homme, de s'affirmer: en quelque sorte Max "tue la mère" en intimidant Felix, cessant d'être ce garçon gentil qu'elle a toujours souhaitée qu'il soit, pour devenir un "homme" selon les canons masculins, c'est à dire brutal et sanguinaire, en un mot dominateur.


L'autre thème bien sûr, c'est la femme. Car si Vincent aide Max à "tuer la mère" en dépassant sa peur dans la boîte de nuit de Felix, il l'aide aussi à prendre femme. Il l'incite à appeler la femme qu'il a rencontré au début du film.
Le film aurait pu mal tourner et se transformer trop radicalement via un message trop simpliste: Max qui devient un "vrai mec", un mâle alpha, et s'assume grâce à Vincent. Mais le film est plus fin que ça: c'est le personnage de Max qui est tenté par le diable ici, c'est lui tout seul qui entre dans le jeu des adultes, et prend la place de Vincent face à Felix. Bien sûr une astuce visuelle, le fait d'enlever ses lunettes (ses lunettes de "nerd", de gentil), appuie un peu trop fortement le changement de ton, et même de personnalité de Max quand il choisit d'intimider Felix. Un autre film, Phone Game, parle de la même chose mais moins finement: le héros a tort, dans Phone Game, de convoiter d'autres femmes que la sienne ou de faire partie du monde de la mode, le film donne raison au méchant, et use pour cela d'une ficelle: rendre le méchant très méchant, afin de mieux faire passer l'idée que pourtant, il a raison: Phone Game est un film puritain anglo-saxon qui donne raison au méchant, qui justifie sa torture du héros par le fait que celui-ci drague une collègue et est un peu superficiel. Rien de tout cela dans Collateral: Max rentre lui-même dans le jeu du méchant, il n'y a pas deux mondes opposés, il y a deux mondes qui s'entrecroisent: Vincent dit des vérités, qu'on pourrait appeler des platitudes ("nous sommes tout seul dans l'univers") mais qui font écho chez Max, homme qui n'arrive pas à se réaliser.
Tout cela parle de Max bien plus que de Vincent, qui n'a pas de liens avec les autres puisqu'il est parti de la société et qu'il n'éprouve absolument plus rien.


Ici le film se rapproche de Harry, un ami qui vous veut du bien: le héros est tenté par le méchant du film, il est intéressé par sa flatterie et sa vision du monde, nietzschéenne, car il est empêtré dans ses frustrations: le héros d'Harry, joué par Laurent Lucas, est un professeur de japonais qui aimerait être écrivain: il va se servir de l'enthousiasme de Harry pour réaliser son rêve et se remettre à écrire. C'est aussi grâce à Vincent que Max va se rapprocher de son love interest, la procureure, dans Collateral. Il est paradoxal que ce soit via le meurtre et le danger que Max devienne un homme, mais c'est pourtant ce que laisse supposer le film... Tout comme Fight Club où la dernière scène montre le héros et sa dulcinée réunis par le malheur et le crime, tout comme Phone Game où le méchant unit le héros et sa femme, en éloignant les tentations extra-conjugales.


La différence selon moi entre Harry et Collateral et les autres films que j'ai cités, c'est que dans Harry le héros est un hypocrite: il se sert d'Harry pour réaliser ses rêves, puis s'en débarrasse. Il est d'ailleurs sous-entendu que c'est le héros lui-même qui tue la femme tentatrice, qui représente un danger pour son couple: le héros de Harry est totalement contaminé par le mal et le désir mimétique, il devient Harry, alors que dans Collateral/ Fight Club/ Phone Game, cela n'arrive pas. Pourquoi?
Parce que le message n'est pas le même. Dans Collateral, Fight Club et Phone Game, le mal a un intérêt: il est hors du monde, et représenté par des psychopates qui n'appartienent plus au monde (Collateral, Phone Game) ou alors dans un entre-deux (Fight Club est beaucoup plus clair-obscur, son méchant est moins détaché du monde, mais c'est un original, un marginal).
A l'inverse, dans Harry, le méchant est un type comme tout le monde, qui illustre ce qu'on appelle la banalité du mal. Ou disons, le fait que le mal est quelque chose de banal, d'anodin, de quasi-invisible.


Harry flatte notre héros, qui se laisse prendre. Son ego est boosté par cet homme qui, contrairement à sa femme, lui dit qu'il est génial. Lui dit qu'il n'y a pas de contraintes dans la vie. Comme les méchants des films déjà cités, jusqu'ici pas de différence. Ce qui va tout changer, c'est la réaction du héros face à ce discours de flatterie: dans Harry, pas de résistance "angélique" de "bon" face au "méchant": le héros se précipite là où le méchant lui dit d'aller, et, ce qu'il y a de pire, il ne reconnaît pas son erreur, et tue le méchant à la fin avec une bonne conscience répugnante. Le film nous le montre à la fin, quand Laurent Lucas conduit sa voiture de luxe, tout content de lui: il s'est bien servi d'Harry, finalement.


Dans les autres films, non: on ne reconnaît pas la mauvaise foi, c'est à dire la négation du désir mimétique, chez les héros: on l'aperçoit, et c'est ça qui est génial, dans Collateral: les deux hommes sont proches en désir, et ce n'est pas leur désir qui est condamnable, mais leurs actes: Max agit bien, en respectant les autres, et Vincent non. Ce qui n'empêche pas Vincent d'avoir des phrases très vraies, des pensées très justes quant à la petitesse de ce que l'homme représente dans l'univers (allant à contre-courant de la pensée chrétienne majoritaire aux Etats-Unis) ou quant à la nécessité de se soulever contre l'oppression d'un patron.


Vincent est libre, mais il n'est pas humain. Max est humain, mais il n'est pas libre. Alors comment on fait? On fait intervenir le mal, de façon thérapeutique, et surtout ponctuelle, le temps d'une virée dans Los Angeles.
Le héros de Collateral reste bon, ne tombe pas, sauf une fois dans la boîte de nuit, dans le jeu du méchant qui consiste à lui faire croire qu'il a du pouvoir sur les autres. C'est là que le film me plaît, a un sens que j'aime: l'humanité reste sauvée à la fin, les héros quittent le métro de la mort et partent, dans l'aube, vers un futur plus humain.


Le film ne donne pas raison au méchant d'avoir torturé le héros, contrairement à Phone Game. Le film ne donne pas non plus raison au méchant d'avoir "changé" le héros, comme dans Fight Club où, comme après une guerre, notre héros sera devenu plus viril, en un mot plus "homme", comme dans les théories d'extrême-droite.
Ici non, après tout Max reste Max, un type ordinaire qui continuera d'aimer sa mère, de lui mentir pour lui faire plaisir... Sa virée dans la boîte de nuit l'aura certes fait se sentir "un homme", mais au sens prométhéen, nietzschéen du terme, un peu comme quand une belle fille vous fait les yeux doux: sa virilité boostée, Max en ressent sans doute un plaisir éphémère. Mais il retourne à sa voiture et ne veut plus rentrer dans le jeu de Vincent: notre héros ne craque pas face au mal et aux plaisirs véritables, concrets qu'il lui propose. En lieu et place, il est honnête, et n'utilise une arme que pour se défendre. Il regardera jusqu'au bout Vincent avec pitié.
Et c'est cela qui est important: quand il lui dit dans la voiture qu'il n'est rien. Ici le discours du mal est renversé: ce n'est plus Tyler Durden qui dit à ses disciples, qui pensaient être quelque chose et ont été déçus dans leurs ambitions, qu'ils ne sont rien, c'est un homme ordinaire, un chauffeur de taxi, qui dit au mal qu'au fond il n'est rien, qui met en évidence son néant.


La seule chose commune entre le mal et l'ordinaire (Max), c'est leur désir. Et la différence c'est l'action: Max se "retient" d'être méchant quand Vincent n'hésite pas, le spectateur voit bien que le héros et le méchant tombent d'accord en théorie sur le sens de la vie. Ce qui change alors, ce sont les moyens d'obtenir l'objet de désir: la violence chez Vincent, le courage chez Max.

Lanster
7
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le 11 avr. 2020

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