Tout d'abord, j'ai l'espoir que ce film d'Enyedi Ildikó, bien récompensé à Berlin, permette aux français de découvrir cette cinéaste hongroise pour laquelle j'ai une affection sans limites. Si je prends le temps d'écrire quelques lignes à son propos, c'est bien dans l'idée que certains d'entre-vous, avant la sortie en France de celui-ci, trouveront le goût d'aller fouiller dans les quelques films qu'Enyedi nous a offert précédemment.
Complètement inconnue chez nous, elle avait pourtant été remarqué lors du festival de Cannes de 1989, pour son premier film, *Mon XXe siècle*. Une petite merveille qui avait reçu la caméra d'or. Enyedi y faisait un vibrant hommage au cinéma muet (et je ne peux pas m'empêcher de penser qu'ici la séquence de l'abattage sanglant d'une vache est un clin d'oeil aux séquences d'abattage au centre de la polémique Vertov/Eisenstein en 1923) à travers l'histoire de deux sœurs jumelles, séparées très jeunes et qui prenaient deux chemins bien différents. C'était, comme tous les films d'Enyedi (Le *Chasseur magique*, *Simon le mage*, et ce dernier, *Sur le corps et l'âme*), un film ayant pour thèmes principaux l'amour, la vie, la nature (je suis incapable d'imaginer un film d'Enyedi sans de nombreux plans s'attachant simplement aux animaux, aux paysages), l'émerveillement et la lumière.
Elle a fait quatre films dans les années 90, et puis plus rien en ce qui concerne le cinéma. Presque vingt ans plus tard, elle revient, d'où, je ne sais pas, mais avec une œuvre qui ne pouvait être que d'elle. Son style, incroyablement personnel et attachant, est sensible, modeste (j'ai vu la bande annonce du prochain Malick avant le film, c'est bien l'opposé le plus complet). Ici, les sensations les plus fortes viennent d'une main qui s'enfonce dans une purée de pommes de terre, d'un sourire discret et complice du vendeur de l'épicerie, lorsque le héros lui demande, pour la première fois et en plus de ses courses habituelles, monotones, un aftershave. De la jeune héroïne qui aligne proprement ses pieds derrière la ligne d'ombre que trace une colonne.
Ses histoires – elle est toujours l'auteure de ses scénarios – se centrent sur des choses simples. Béla Tarr a l'habitude de dire que toutes les histoires ont déjà été écrites, qu'il suffit d'ouvrir l'ancien testament. Enyedi n'est pas loin de cette position. Une histoire d'amour, entre deux personnes plus ou moins asociales. Très franchement, c'est tout. Seulement voilà, à côté, il y a Enyedi. Alors elle pose, doucement, des questions. Elle abime légèrement le réalisme de son univers, très légèrement, et les deux personnages se rencontrent dans leurs rêves, sous la forme d'un cerf et d'une biche. Mais de leurs rêves, on ne sait et on ne voit finalement presque rien, parce qu'au fond, ce qui l'intéresse est bien plus concret. Comment ces deux personnes vont pouvoir dépasser leurs troubles pour se rejoindre dans la réalité ? La psychologie n'aidera pas beaucoup, Enyedi ne l'aime pas et se moquait déjà allègrement d'Otto Wieninger dans Mon XXe siècle. Je pense que c'est un point essentiel de son cinéma : la vanité de l'analyse. Ce que l'on fait du désir de savoir, de la pulsion épistémologique. Mieux vaut prendre que comprendre.
Naturellement, mon objectivité pour ce film est très limitée. J'aime tout ce qui vient de Hongrie, j'aime Enyedi, et derrière chacune de ses images je la sens vibrer toute entière. Elle est sincère et calme. Et moi j'aime de plus en plus les petites choses, les bijoux un peu ternes, mal équarris ; le spectaculaire me fatigue. C'est un film qui sera certainement oublié dans les histoires futures du cinéma, parce qu'il a des défauts, parce qu'il n'a rien d'exceptionnel, ni rien d'éclatant. J'ai senti la toile briller comme les constellations parlantes dans *It's a Wonderful Life*, pendant deux heures.
S'il vous plaît, approchez-vous d'elle gentiment. Et jetez un œil à ses films précédents.