... que le farceur qui lui a fait croire que c'était l'urinoir"
Si réussite il y a, lorsque le film interpelle, surprend, renforce la cohérence de son propos par sa mise en scène, et fait preuve de finesse en faisant fi de toutes complaisances, alors on peut dire que Coup de torchon est une réussite. Car rares sont les films qui, comme lui, ont su si bien se réapproprier les principes de la fable, cynique et grinçante, pour évoquer au mieux la déraison humaine, cette folie qui pousse l'Homme au pire, à souiller inévitablement son propre paradis, à trahir obstinément ce en quoi il croit, afin de mieux se vautrer dans sa propre médiocrité, ou tout du moins tenter de la légitimer.
Avant toute chose,* Coup de torchon* se présente comme l'adaptation du célèbre roman de Jim Thompson, Pop. 1280 (devenu en France, de façon très mystérieuse, 1 275 âmes). Et ici, le moindre que l'on puisse dire, c'est que le mot adaptation prend tout son sens. Prenant ses distances avec le texte original, le duo Tavernier/Aurenche va avoir le bon goût de rendre crédible cette histoire dans le contexte français. Pour ce faire, Tavernier avouera même s'être inspiré de Voyage au bout de la nuit de Céline et de Voyage au Congo de Gide, gommant les aspérités américaines du récit pour ne retenir que la farce humaine, tristement universelle. Ce qui ne veut pas dire que notre bonne vieille France est épargnée, bien au contraire. Le coup de génie sera d'ailleurs de transposer l'histoire dans la France coloniale de 1938, avant que le monde ne bascule dans la folie. C'est intéressant car la descente aux enfers du personnage central va prendre ainsi une dimension finement symbolique, renvoyant ces sociétés qui se veulent civilisées à leurs propres failles : les douces utopies, à l'instar du paradis de Lucien Cordier, ne pèseront pas lourd face à la haine, la violence et la soif de pouvoir.
Une scène, notamment, résume parfaitement le propos du film : celle où le prêtre, garant de l'ordre moral, profère des encouragements à Cordier, tout en s'occupant d'un christ tombé de sa croix. Tout est magnifiquement dit dans cette séquence : dans ce monde décadent, où même les dieux sont déchus, il ne reste plus au pèlerin que le passage à l'acte, au risque de se muer en ange de la mort. Le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions, paraît-il. Un adage que Coup de torchon va s'employer à illustrer avec cynisme et véhémence.
Pour ce faire, pour véhiculer au mieux cette idée de chute inéluctable, Tavernier joue sur les contrastes et les ruptures de ton, nous faisant ainsi passer, dans un même mouvement, du « paradis » à « l'enfer », de l'illusion à la désillusion : un paysage baigné de soleil se transforme soudainement en théâtre de la cruauté ; un être agit subitement de façon insensée ; un personnage placide (Noiret, remarquable) se mue brusquement en redoutable tueur. En jouant continuellement sur nos représentations ou nos attentes, il fait émerger cette impression de désillusion : la vulgarité et le ridicule de certains dialogues (« Tu m’interlocutes »...) viennent casser l'image de respectabilité des personnages et révèlent leur véritable personnalité ; l'incongruité de certaines situations (la musique jazzy qui détonne, le faux fantôme qui étonne...) met en lumière la noirceur sous-jacente. Reconnaissons-le, Tavernier se montre parfois un peu trop insistant ou explicite, à travers l'emploi de certains dialogues notamment, comme s'il avait peur de ne pas être compris. Malgré tout, l'impression de décadence s'affiche remarquablement à l'écran, avec ces gentils stéréotypes (le bon policier, la bourgeoise distinguée, l'amant romantique...) qui s'avèrent être capables du pire (infidélité, racisme, meurtre). Ce monde que l'on croyait idyllique (ces paysages d'Afrique, l'ambiance dilettante) vient de sombrer.
Cette impression est d'ailleurs joliment renforcée par des mouvements de caméra (plan-séquence, steadycam) traduisant l'inexorable chute vers la folie des personnages, tandis que la nature (filmée en plan fixe) affirme sa beauté profonde, sa vérité immuable. C'est en mettant au centre de son image l'instant précis où le masque tombe, où la nature mesquine de l'Homme se révèle, que Tavernier met l'impertinence au centre de son propos et nous invite à voir le monde tel qu'il est, peuplé de lâches qui se veulent courageux, de criminels qui se veulent vertueux, de barbares qui se veulent civilisés.
Le film, dans son ensemble, sera ainsi traversé par cet art du contrepoint qui consiste à mettre en relief la nature humaine en faisant saillir la noirceur derrière la farce et le drame derrière l'absurde. Comme dans le roman de Thompson, Tavernier instaure un regard distancié sur ses personnages, nous invitant à rire tout en convoquant notre lucidité. On découvre alors un monde de faux-semblant, où les colons blancs maquillent leur désir de domination en démarche culturelle (la projection cinématographique en vue d'éduquer les autochtones), où les beaux français cachent leur racisme ou leur incompétence derrière une allure de respectabilité (le colonel, le petit chef incarné par Guy Marchand), où les belles françaises dissimulent vulgarité et cupidité derrière des dehors distingués (les personnages de Stéphane Audran et Isabelle Huppert) ...
Mais c'est surtout dans sa représentation de la chute de l'Homme que Coup de torchon s'avère remarquable. Deux séquences viennent témoigner de sa décadence : celle du début, où Lucien tente d'apporter du réconfort en allumant un feu ; et celle de la fin, où cette fois-ci, face à la souffrance d'autrui, il veut faire feu... Les bonnes intentions ne durent pas, la nature humaine est ainsi faite. D'ailleurs, en guise de morale à sa fable très amère, Tavernier nous propose de réfléchir à cette question existentielle : « Quand on se gratte les couilles, à partir de quel moment on le fait parce que ça vous démange, ou parce que ça vous fait plaisir ? ». Une question, d'après Lucien, à laquelle il nous est impossible de répondre. Peut-être, tout simplement, parce que la réponse est impossible à entendre.