De la même manière qu'il y a des émotions qui s'expriment et d'autres qui se devinent ou des douleurs que l'on affiche et d'autres que l'on tait, il existe des drames qui s'expriment, haut et fort, et d'autres qui se taisent, consumant l'âme à petit feu.
Le cinéma d'Ozu n'est pas dans l'exagération ou l'exacerbation des sentiments ; non, tout chez lui est histoire de retenue ou de non-dit, la douleur est souvent sourde et la peine muette, histoire de nous rappeler que, parfois, les blessures les plus profondes ne sont pas toujours celles qui ont des plaies béantes.
Avec Ozu, le drame est "simple" car évident, ne cherchez pas "l'extraordinaire" chez lui, il ne parle que de la vie, de la sienne ou de la nôtre. En fait ce sont les relations entre les personnes qui sont complexes et pour en rendre parfaitement compte, un seul film ne suffit pas ! Il en faut plus, beaucoup plus, c'est même l'œuvre de toute une vie... Les problèmes de communication entre les générations, la lente décomposition de la famille, le conflit entre tradition et modernisme ; on va retrouver tous ces thèmes le long de sa filmographie, Ozu cherchant à en tirer l'essence même, perfectionnant son style jusqu'à l'épure totale.
Avec Tokyo Twilight, il passe un cap, assurément. Comme s'il avait digéré ses différentes problématiques, acceptant enfin la réalité (l'évolution de la société, la perte des traditions) et voulant nous retranscrire les relations entre ses personnages le plus simplement possible, collant au plus près du réel, au plus près de ces hommes et de ces femmes. Il est fini le temps où Ozu se questionnait sur cette société moderne qui chassait le Japon traditionaliste ou ce drame qui entourait le mariage de la fille, Tokyo Twilight se situe après ces interrogations classiques, débutant par une sorte de constat teinté de mélancolie et d'amertume dressé par un cinéaste résigné.
La famille que l'on découvre est disloquée depuis que la mère a plié bagage avec son amant, laissant le père, plein de bonnes intentions et de maladresse, élever seul ses enfants. Le conflit entre tradition et modernité est vite balayé ici, l'une des filles, Takako, est traditionaliste alors que l'autre, Akiko, est le prototype de la jeune fille moderne. Seulement toutes les deux ont loupé leur vie sentimentale, comme si Ozu voulait nous montrer que, quel que soit le chemin emprunté, la réalité n'est pas toujours rose, surtout pour ceux qui n'ont pas soigné leur blessure d'enfance. La problématique d'Ozu se concentre alors sur la famille, une position pouvant être résumée simplement en disant qu'un enfant a besoin de l'amour de ses deux parents pour grandir. C'est simple, c'est vrai...
Le style du cinéaste se pare aussi de simplicité pour nous exposer le destin de ses personnages, le drame devient intime, évoluant sur le mode du huis clos. Ozu se concentre ainsi sur l'essentiel, ses personnages donc, et comme pour mieux les scruter, il ne les filme qu'en petit groupe et dans un espace clos. Le drame est intime au sens propre comme au sens figuré et la douleur, non dite, est seulement trahie par les regards qui se perdent dans le vague, les sourires gênés, les visages qui se ferment ou les dos qui se tournent. Tout est dit en nuances, la souffrance d'une mère est, par exemple, signifiée par un visage renfermé, puis lorsqu'elle quitte la pièce, la caméra s'attarde sur le vide où ne résonnent que les cris d'une bouilloire. C'est simple et d'une terrible efficacité ! La force du film vient de cette proximité créée par le cinéaste entre les personnages et les spectateurs, mais aussi par la qualité du jeu des acteurs (Chishū Ryū, Setsuko Hara et l'étonnante Ineko Arima) qui sont formidables de justesse et de sobriété.
Lorsque sa caméra sort pour se risquer à l'extérieur, ce n'est que pour renforcer cette mélancolie si prégnante à l'écran. Ozu s'attarde sur les enseignes clinquantes ou sur la progression d'un tramway comme s'il déplorait le temps qui passe, il pose son regard sur ces lieux de vie "sans vie" ou sur des lampes qui ne brillent pour personne, pour renforcer l'ambiance mélancolique. Forcément ce faux rythme peut être gênant, cette immersion continue dans un univers inhabituellement sombre a de quoi dérouter. Ozu filme la lente chute de ses protagonistes dans une nuit qui ne semble plus finir, comme s'il fallait absolument "toucher le fond" pour pouvoir rebondir. Ainsi le film se clôt sur des personnages qui acceptent leur sort, comme le cinéaste semble accepter ce nouveau monde, le jour se lève sur Tokyo, l'avenir peut-être envisagé avec sérénité et Ozu peut enfin passer à la couleur.