Deux types de spectateurs se dégagent souvent lorsqu'on interroge la première partie de l'œuvre de Woody Allen.
D'un côté, le converti qui, s'installant confortablement dans son siège, frémira d'avance à la simple vue du premier carton générique et de sa traditionnelle typographie Windsor blanche sur fond noir. Un air de jazz traditionnel lui sifflotera alors à l'oreille la douce mélodie signalant l'entrée dans l'univers fantasmé du réalisateur. De l'autre, le sceptique, émoussé par la matrice quasi-inchangée des précédentes comédies de mœurs new-yorkaises, et déjà épuisé à l'idée d'une énième rencontre avec le personnage principal : Virgil, Alvy, Isaac, Mickey, en somme, 50 nuances de Woody Allen.
Si les deux approches comportent leur part de vérité et de mauvaise foi, le metteur en scène n'y est pas pour rien. Jouant habilement de ce paradoxe, il a consacré sa carrière à capturer dans son cinéma l'étincelle que le réel était incapable selon lui de déclencher tout en y insérant une facette intimiste de sa propre existence.


Pourtant, dès la séquence d'ouverture de Crimes et Délits, quelque chose a changé.
Lors d'une soirée de gala dans un restaurant privatisé pour l'occasion, l'on fête Judah Rosenthal : l'homme, sa brillante carrière d'ophtalmologue, sa famille modèle, ses engagements dans sa fondation. Sa femme Miriam et ses enfants ressentent son trac grandissant à l'approche du discours préparé de longue date. Il est ailleurs, il n'a pas touché aux saucisses-cocktail. Judah est acculé et doit faire face : d'abord à sa performance sur l'estrade, mais surtout à l'impasse que représente sa liaison cachée avec Dolorès, une jeune femme lassée de ses promesses en l'air et sur le point de tout révéler à sa famille. Elle devient envahissante et incontrôlable, Judah craint pour sa réputation, son intégrité, sa vie de famille, il doit trouver un moyen de s'en débarrasser. Intercalé au milieu du discours de façade, un subtile flash-back découvrira le même-homme quelques heures plus tôt jetant au feu la lettre d'ultimatum de son amante. À Judah alors de convoquer les paroles de son père, litanie de son accablante culpabilité à venir : "The eyes of God are on us always".


En quelques plans, Allen donne déjà le ton de ce qui représentera dans l'esthétique de son œuvre un tournant majeur. Comparable à un certain Match Point (2005), Crimes et Délits est certainement le film qui analyse le plus profondément les questionnements religieux et existentiels qui accaparent l'esprit du réalisateur depuis le début de sa carrière.
Allen revêt de son côté le costume de Cliff, un documentariste de niche ne sacrifiant rien à son idée de l'art au détriment de son succès, de sa situation financière et de la considération de son entourage, à commencer par sa femme qui voit en lui un intellectuel inadapté à la mentalité de perdant. Aussi, le choix fort du film est-il de partager les aspirations autobiographiques du réalisateur traditionnellement contenues dans son propre personnage d'intellectuel new-yorkais (Annie Hall, Manhattan, Hannah et ses soeurs...) en deux personnages complémentaires : Cliff et Judah. Cliff est allenien au sens classique, désinvolte dans l'échec et toujours à l'affût d'un mot d'esprit face à l'incompréhension que son entourage éprouve à son égard. La platitude de sa vie conjugale dont il est en partie la cause l'amènera à s'éprendre d'Halley (Mia Farrow), son âme-sœur intellectuelle. Dans un motif tragi-comique récurent dans l'œuvre du metteur en scène, elle finira ironiquement par tomber dans les bras de Lester, son patron et producteur TV fanfaron et charismatique qui s'avère être le frère de Wendy, l'épouse de Cliff. Ce dernier qui méprise Lester autant qu'il jalouse secrètement son succès, avait accepté un peu plus tôt de réaliser à contre-coeur une série de portraits à sa gloire dans le but de financer son prochain film-portrait (lui aussi) sur le professeur Levy, un intellectuel juif qu'Halley et lui-même admirent.
Les enjeux existentiels, qui s'accumulaient généralement à l'état de friandises à grappiller avec humour dans les précédents travaux du réalisateur, sont ici développés à l'échelle d'un arc mélodramatique entier emmené par Judah. L'écriture insuffle un certain vent de fraicheur en en faisant le principal protagoniste d'un véritable thriller métaphysique. De l'autre côté, le spleen de Cliff et sa propension à relativiser toute situation d'un trait d'esprit cynique rééquilibre la balance vers la part de comédie que tout bon film de Woody Allen se doit de tenir.


Pourtant, la gravité l'emporte dans un ensemble traversé par un pessimisme à toute épreuve. La subtile structure en flashbacks implique pour la mise en scène du personnage de Judah un jeu de piste mélancolique et savoureux. Face au regard pesant d'un Dieu dont l'existence s'était réduite jusqu'alors à la tradition familiale, l'ophtalmologue se retrouve ironiquement bien aveugle. Il se voit alors contraint d'ouvrir les yeux sur la foi qu'il avait enfoui en lui et que le drame dont il est coupable l'oblige à convoquer. L'archéologie mémorielle que Judah entreprend et que le montage sublime l'aide ainsi à saisir l'ampleur de sa faute. Le travail poétique du film s'attèlera alors à traduire l'introspection intime du personnage, les fondements de son existence et le rôle déterminent de sa culture juive.
Ce terreau fertile ouvre les portes à une série de séquences d'une douce poésie. Ce sont par exemple ces longues discussions théologiques avec son patient Ben, rabin énigmatique qui constituera de manière un peu confuse le lien narratif avec Cliff et dont le seul présumé sacrifice à Dieu sera de perdre, lui, la vue. Peut-être pour sauvegarder son âme. Surtout, l'on pense à cette somptueuse séquence en feuilletage temporel qui intervient dans le dernier quart du film. Au plus fort de sa crise existentielle, Judah se retrouve dans la salle à manger de son enfance à discuter des fondements de la foi avec sa famille disparue. Cette séquence, qui culmine dans le film, fera alors basculer le discours dans un tragique inédit dans l'œuvre du cinéaste. La tante de Judah résumera tout en une phrase : " For those who want morality there's morality, nothing's handed down in stones".
On le sent avec force dans ce film, la vie est un combat constant face au monde et face à soi. À l'instant du denouement qui rassemble tous les gladiateurs dans une seule et même arène, le duel entre intégrité et pragmatisme distribue logiquement les cartes des gagnants et des perdants. Malgré son honnêteté intellectuelle et la droiture de sa démarche, Cliff payera le prix de son délit, aussi infime soit-il : celui d'avoir accepté un pacte avec le Diable. Pendant qu'il tournait pour son beau-frère, le philosophe humaniste duquel il tirait l'espoir du monde en même temps que la source de son prochain film s'était ôté la vie. La passion avec Halley s'en était allée par la même.
Fin de partie. Les idées ne suffisent pas si elles ne dépassent que trop rarement le cadre de l'esprit nous dit Allen. "La sagesse est fille de l'expérience", ce sont les actes qui définissent les hommes. De l'autre côté du tableau, Lester, le rouleau-compresseur sans foi ni croyance préconçues arrivera à ses fins en arrachant à son beau-frère chétif, victime collatérale de son insolence, la seule trace de sympathie que celui-ci avait fini par éprouver dans l'hiver de l'existence, Halley. Les forts écrasent les faibles, parce que l'assurance de leurs actes ne connait aucunes limites.


Enfin, l'ultime discussion entre Judah et Cliff, la seule, amènera en mélancolie lancinante ce que la simple vision de deux hommes en smoking assis sur la banquette d'un piano peut produire. Exposant son dilemme moral à Cliff sur le terrain d'un art familier, Judah espérera le temps d'un instant trouver dans la fiction un confessional à sa convenance. N'est-ce pas ce que l'on fait tous en nous dirigeant vers la salle obscure ? Cliff tentera bien de lui rappeler que le cinéma répond aux même exigences morales que la vie. C'est pourtant bien la vie sans concessions que Judah choisit, balayant avec fragilité la partie d'échec d'un revers de la main.
Les hommes sont ce qu'ils sont. Allen le suggère, le Diable est du côté des puissants. Mais faibles ou puissants, chacun courbe l'échine face aux règles fixées par l'épreuve du réel. Chacun navigue ainsi au mieux dans la grande tragédie de l'existence, en espérant ne pas être trop observé.

remchaz
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le 13 nov. 2021

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