Vu au Nippon Connection Festival de Francfort.

Dans un recoin (et d'autres recoins) de ce monde est la version longue d'un film d'animation plus connu, Dans un recoin de ce monde. La version longue en fait le dessin animé le plus long jamais sorti au cinéma (merci Wiki).

Et je rentre direct dans le vif du sujet : les Japonais sont vraiment très forts pour ce genre de films fort en émotions. Un mélange inlassable de petites et grandes joies, de quotidien ordinaire, de catastrophes extraordinaires, de tragique et d'horreur, de petites frustrations, de grande contemplation, du beau et de l'insoutenable… Le tout magnifié par une animation férocement douce, contrastant avec l'horreur de la guerre qui s'abat. Comme une vie entière condensée en 2h30. J'ai honnêtement eu du mal à me remettre de ce film.

Suzu est une jeune fille d'Hiroshima qui part dans la ville voisine pour vivre avec son mari et sa belle-famille. Consciencieuse, romantique, gentille à l'extrême, dessinatrice, rêveuse, maladroite et amoureuse, elle se fait peu à peu à son nouveau quotidien de femme au foyer, dans le contexte de la guerre et des bombardements américains, jusqu'à la bombe à Hiroshima. C'est difficile de lister tous les thèmes évoqués par le film, je pense sincèrement que tout ce qui peut caractériser une relation humaine (amour amitié mort deuil famille etc.) y passe. Et c'est la vraie force du film. Imaginez un repas pantagruélique avec toutes les saveurs du monde, que vous mettez 2h30 à manger, et à la fin, ô surprise, au lieu de tout dégueuler comme normalement après une telle orgie, vous vous sentez bien et même vous en redemandez : c'est la même impression à la sortie de ce film.

Les inspirations sont évidentes, tant pour le scénario que pour l'animation : Le Tombeau des lucioles et Le vent se lève, au moins pour les principales. Du Tombeau des lucioles, la tragédie extrême, la mort d'enfants, les bombardements sans fin, la faim et le désespoir. Du vent se lève, un sens esthétique de la violence et de la mort, tant Suzu aime peindre les bateaux et, assistant à un raid aérien pourtant mortel et risqué pour elle-même, se dit seulement qu'elle aurait aimé avoir un pinceau pour peindre la scène. Et peut-être une autre inspiration, même pas forcément conscientisée par l'équipe du film : Akira Kurosawa et sa Rhapsodie en août. Car si les films japonais sur la guerre sont relativement nombreux, il me semble que seul un petit nombre évoque explicitement les bombes nucléaires d'Hiroshima et de Nagasaki. D'ailleurs, l'impact et le flash de la bombe, presque délicats dans le film, ressemblent véritablement à la même scène chez Kurosawa.

Je n'ai pas vu la version courte, mais il me semble que la différence principale tient aux relations que Suzu entretient avec le monde extra-familial. Notamment avec Rin, prostituée du port, à la fois rivale et amie chère, au destin tragique (évidemment). Et si le film avait pu être plus long, j'aurais aimé un développement approfondi de la relation entre les civils et la guerre. Dans le film, elle est toujours ambigüe, jamais explicitée. Les bombardements et les morts s'enchaînant, le désespoir grandit, et il ne fait nul doute que tous attendaient la fin de cette horreur. Mais à l'annonce de la capitulation japonaise par l'Empereur, Suzu entre dans une rage folle, alors qu'elle sait que sa famille a été probablement tuée par l'explosion de la bombe quelques jours plus tôt. Si le film dépeint la vie des civils en guerre, l'aspect politique, telle que la propagande et les crimes de guerre cachés, est quasiment oublié - alors qu'il est semble-t-il bien présent dans le manga qui sert de base au film.

Ca ne gâche en rien la poésie de ce magnifique film d'animation, qui ne laisse personne indifférent - sinon, allez consulter, le manque d'empathie peut être un symptôme d'une psychopathologie grave hein. Mais préparez-vous quand même : s'il semble plus léger qu'un film déprimant comme le Tombeau des lucioles, il m'a personnellement bien plus démoli le moral.

Samji
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le 31 mai 2025

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