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Voir une version définitive de The Other Side of The Wind est un phénomène surréaliste en soi.


Ce film expérimental, tourné par Orson Welles dans les années 70, avait fini par acquérir le statut particulier de grande œuvre inachevée, à l'instar de The Day the Clown Cried de Jerry Lewis (qui sera également visible un jour aux dernières nouvelles). Quelques séquences montées, ainsi qu'un exemplaire du scénario, donnaient un aperçu de l'aspect général du film et des intentions de Welles, le reste étant laissé à l'imagination du public, ou du moins de l'amateur éclairé. La perspective floue d'une sortie future, entretenue par certains protagonistes ayant participé à l'aventure, alimenta les fantasmes cinéphiles pendant de nombreuses années.


Jusqu'à l'an de grâce 2018. Inutile de revenir sur les péripéties ayant rendu Le miracle possible, Netflix s'en chargera très bien, et intéressons nous au rendu final. The Wind se présente comme un found footage » (le premier de l'histoire ?), rassemblant toutes les images, sur différents supports, de la dernière soirée d'un réalisateur vieillissant, joué par John Huston, avant sa mort dans un accident de voiture. Dans le même temps, des extraits du film que ce dernier est en train de tourner sont dévoilés par le biais de différents personnages et l'aperçu que constitue le « work in progress » accentue encore plus la vertigineuse mise en abyme qu'est The Other Side of Wind, qui est également le titre du film-dans-le-film.


Car tout dans cette œuvre se situe dans le flou de références « méta - quelque chose» plus ou moins obscures, la rendant assez étrangère au reste du corpus de Welles. Ainsi, Jake Hannaford, le personnage principal, est un mix entre Ernest Hemingway et John Ford, mais renvoie également aux légendes de Huston et Welles eux-mêmes. Idem pour les personnages secondaires, Peter Bogdanovich et Joseph McBride (critique spécialiste de Ford) sont des avatars de leur propre personne, Susan Strasberg (de la famille éponyme) est un double de Pauline Kael, on trouve un ersatz de Marlene Dietrich, tandis que Claude Chabrol, Dennis Hopper et d'autres apparaissent dans leur propre rôle... Le film que tourne Hannaford est une parodie d'Antonioni, Russ Meyer, presque un De Palma avant l'heure alors que Welles reprend des techniques et motifs de La Splendeur des Amberson, Mr. Arkadin et La Soif du Mal dans la partie dite documentaire.


Ce passionnant jeu de masques est mis en scène dans un dispositif assez lourd qui fait ressentir la frénésie éthylique et enfumée de la soirée du réalisateur constamment entouré de "movie freaks" caméra au poing. Le montage a un rythme infernal et pioche dans cette multitude de points de vue qui se retrouvent souvent contaminés par les caméras des autres. La singularité de ce parti pris fait de l'ensemble une expérience viscérale, comme elle peut se révéler indigeste à la longue. L'art cinématographique est dans tous les cas poussé dans ses retranchements, même si la ton général a plutôt tendance à se moquer de l'intellectualisme ambiant. En revanche, c'est vraiment quand le film oublie un peu son aspect théorique qu'il devient véritablement émouvant. Certains face à face, ou les moments où Hannaford visionne les images de son film l'œil torve et le cigare à la bouche sont aussi simples d'exécution que mémorables. Comme la présence muette et souvent dénudée d'Oja Kodar, dont la beauté se retrouve encore davantage sublimée que dans la partie "mensongère" de F for Fake. Et il n'est pas anodin que ce soit son personnage qui ait le fin mot de cette histoire...


The Other Side of The Wind, on l'a vu, est un assemblage d'éléments épars au propre comme au figuré. Par conséquent, le métrage manque de structure et est ponctué de digressions interchangeables, les monteurs d'aujourd'hui ayant certainement dû composer avec le matériau disponible. Si le tout tient un tant soit peu debout, c'est en grande partie grâce à la musique "contemporaine" de Michel Legrand. Son jazz nostalgique, alternant avec des morceaux aux accents pop, lie non seulement les séquences documentaires avec les fragments plus psychédéliques du film-dans-le-film, mais est finalement ce qui établit le pont entre deux époques. Au final, c'est comme ça qu'il convient de prendre cet objet aux quarante années de gestation, achevé sans Orson Welles : un dialogue ininterrompu et fécond entre passé et présent, issu d'une époque où l'Art signifiait vraiment quelque chose.


Le résultat ne vaut certainement pas 10/10 mais possède la particularité très rare de générer des pistes qui font réfléchir, voire rêver, sur le cinéma.

GA71
10
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le 19 oct. 2018

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