Dead Hands Dig Deep
Dead Hands Dig Deep

Documentaire de Jai Love (2016)

« Dead Hands Dig Deep » est le film qui m’a convaincu de me rendre au Sadique Master. Il faut avouer que pour tout amateur de musiques extrêmes, le synopsis a de quoi faire saliver : le documentaire retrace le parcours chaotique du chanteur du groupe d’horror punk Kettle Cadaver, Edwin Borsheim, particulièrement connu pour ses prestations scéniques extrêmes et graphiques.


Edwin Borsheim s’était en effet taillé une sacrée réputation dans la scène locale californienne, autour de Temecula au sud de l’Etat, entre Los Angeles et San Diego. Agrafes sur la tête, testicules cloués à une planche, découpage de téton, le bougre ne reculait devant rien pour choquer son public et repousser les limites de l’acceptable. Dans sa première partie, le documentaire va alors s’atteler à témoigner de la scène underground de Temecula dans les années 90, de la renommée locale et des agissements de Kettle Cadaver. Mais très rapidement, le propos musical va être inséré dans le contexte social de cette localité marginalisée des États-Unis. C’est là que le film va prendre tout son sens. Car l’expression musicale et scénique d’Edwin Borsheim se fait l’écho d’un cadre social difficile et d’une situation politique tendue.


Pour bien comprendre ce nécessaire parallélisme, il fallait montrer ce qu’était Kettle Cadaver dans les années 90 et le documentaire le fait sans détours. Shows anarchiques, effusion d’hémoglobine et salades de phalanges, on peut constater à quel point le public adolescent californien avait développé une fascination morbide à l’égard du groupe. Les performances scéniques des Californiens étaient plus une occasion de se confronter à l’auto-torture qu’une véritable expression musicale (l’horror punk de Kettle Cadaver se rapproche d’un hardcore boiteux de foire aux lointaines inspirations black). Plus spectacles que concerts, les passages de KC étaient l’occasion parfaite de faire la grosse bagarre et voir en vrai ce qui était interdit à la télévision puritaine américaine.


Mais si le documentaire s’arrêtait à ça, il laisserait le spectateur sur une impression voyeuriste un peu stérile. Certes, il est intrigant de voir jusqu’où peut aller la pulsion de mort sur scène, mais si on ne comprend pas pourquoi cette pulsion s’exprime, on passe à côté d’un propos bien plus fascinant.
Les performances de Kettle Cadaver étaient régulièrement interrompues par les forces de l’ordre et ces intrusions ont donné un nouveau motif à ces adolescents pour aller à la confrontation et se frotter avec l’ordre établi. Une séquence montre un jeune garçon nu, armé d’une batte cloutée et faisant face à la police, s’affirmant avec force comme un symbole de l’insurrection juvénile. Il serait faux et dangereux d’affirmer que ces gamins rebelles sont des loups solitaires que la musique extrême et les jeux vidéo ont radicalisé. Ils ont avant tout grandi dans une région désindustrialisée où le chômage fait rage, où l’alcoolisme et la toxicomanie sont choses courantes. Les politiques publiques ont marginalisé cette population et y ont planté le germe de la contestation. Il n’est alors pas étonnant de retrouver dans la démarche révoltée des protagonistes du film une grande sincérité et une urgence absolue comme pour affirmer qu'ils ne seront les esclaves de personne. Loin de les accuser d’être le fléau perturbateur de la société, j’y vois là une expression normale, voire nécessaire.


Et le documentaire insiste sur cette apparente contradiction entre rébellion et peur existentielle. À vrai dire, « Dead Hands Dig Deep » base son propos sur des ambivalences.
Déjà, dans la forme, alors que le film parle de musiques énervées, la bande-son est quasiment exclusivement constituée de folk/country à fleur de peau. Ensuite, le nihilisme détaché à la base de la démarche du fantasque Edwin Borsheim est mis en comparaison avec son matérialisme de collectionneur, ce qui permet de juxtaposer la sous-culture metal/punk à la sous-culture geek (Borsheim est un grand fan de Mad Max et garde une collection de figurines dans une vitrine). La radicalité de la démarche de Borsheim (vous pouvez trouver la vidéo « A Taste of Blood » sur YouTube, mais personnellement je suis encore traumatisé par le clou à travers le gland) dénote avec la simplicité de ses arguments, de son nouveau mode de vie et de sa personnalité. L’extrême violence qu’il déployait sur scène et qui rythmait son quotidien d’adolescent et de jeune adulte contraste vivement avec la fragilité dont il témoigne lorsque le documentariste le questionne sur sa famille. Se forme alors une tornade de sentiments et d’impressions contradictoires mais interdépendantes : entre amour et haine, révolte et timidité, hédonisme et transcendance.


À travers ce paysage fait d’antagonismes se dessine en relief le portrait d’un homme blessé, usé. Après avoir été présenté en tant que personnage, Edwin Borsheim est montré comme une personne, un homme brisé qui ne peut plus faire marche arrière, bloqué dans sa propre radicalité. À jouer à ce jeu, il est devenu l'esclave de sa propre hybris, prisonnier de sa propre condition.


Plus le film approche de la fin plus il mue, d'un reportage musical à un documentaire politique et social où l'œuvre de l'homme est questionnée et mise en relief au sein d'une société profondément aliénatrice. Malgré quelques longueurs dans son dernier tiers, le déterminisme social et familial, le nihilisme comme expression politique, la paupérisation de la périphérie et la mort de l'American Dream sont interrogés pêle-mêle.
Une élégante manière de dire que la musique est un art politique, qu'il est le reflet d'un état d'esprit lui-même hérité d'un état sociétal, d'une marginalisation et d'un abandon politique.


Le documentaire se conclue ainsi, sur l’image d’un homme qui par la violence et l’automutilation chercha la transcendance et qui se perdit dans son chemin vers l’introspection. « Dead Hands Dig Deep » se fait l’histoire des laissés pour compte à travers le portrait d’un écorché vif. Au sens figuré, comme au sens propre.


Raton
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le 30 mai 2018

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Raton

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