Souvent traîté comme un OVNI cinématographique, Dead Man s'exploite pourtant sous bien des angles pour celui qui contemple son périple hallucinatoire. Ici, il s'agit de sentir, de vivre l'oeuvre dans sa pleinitude, son voyage. Naturellement, si vous ne vous prêtez pas à ce type d'expérience, inutile de cherchez midi à quatorze heures : ce film ne vous plaîra pas. C'est dans ce clivage brumeux qu'émerge Dead Man, portrait d'une terre où la consigne de s'oublier passe au travers du quatrième mur.


Sur des notes lançinantes de guitare éléctrique, Bill Blake (Johnny Depp) entreprend (d'abord sans le savoir) sa descente aux enfers. Son ignorance des milieux ruraux l'amène à subir la pression sociale du village qui l'accueille, de telle manière que sa chute, en premier lieu, se fait douce. La violence du lieu le laisse perplexe, or la perte d'optimisme n'offre pas tout de suite la place au grand jeu. La véritable damnation naît de la rencontre avec "Nobody", un Amérindien renié des siens. Par le biais de cette similitude, un pélerinage comme nul autre sera entammé. Et si bien qu'il le prend pour le poète anglais "William Blake", Nobody fera naître en l'esprit du jeune comptable : la poésie de la nature (précepte d'un lyrisme noir qui peuplera l'errance des deux compagnons). Dans le cas de Bill Blake, se perdre comme un homme mort devient alors une évidence...


De son oeil européen, Jarmunsch aurait tendance à dépeindre les Etats-Unis comme un pays de diveristé en éternelle confrontation. Le choix de la chronologie appuie cette vision, dans un paysage politique où l'ossature d'une nation commence à peine à trouver sa stabilité. Le genre revisité du Western illustre quant à lui, l'exercice d'une violence intrinsèquement liée aux racines géographiques de certains habitants. La haine du peuple autochtone, se rapporte chez les Blancs à une agressivité sans égale envers tout ce qui leur est étranger. Bill Blake en est la preuve : se retrouvant pris au piège dans son propre pays, dont il semble lui-même l'inconnu. Nous ne verrons d'ailleurs son lieu d'origine (Cleveland, une ville d'ores et déjà plus riche, moderne et urbanisée) pour la simple raison qu'il se doit de rester l'alter ego du spectateur. L'immensité cruelle de la terre sera en ce sens purement pointée du doigts par Jarmunsch, qui fait de son héros "le parfait européen". Les paysages de l'ouest sauvage défilent à travers la fenêtre d'un train. Bill Blake les découvre en même temps que nous, et en parallèle : le comportement d'une nouvelle civilisation, qui semble datée d'un siècle. Comment un aussi petit être trouverait-il sa place dans un endroit comme celui-ci ? Le choix de sa parfaite inexistence devient bien vite sa seule option dans ce désert de violence.


Pourtant, sa traque est belle est bien actée. Ironiquement, elle signe son seul moyen d'être connu du monde qui ne veut pas de lui. Bientôt dégoûté par la violence désirée et savourée des Blancs, William Blake en fera son concept de la langue. Son moyen d'expression. C'est ce que lui apprend Nobody :

Cette arme remplaçera ta langue. Tu apprendras à parler avec elle. Ta poésie sera écrite avec du sang.

Sa quête d'oubli se fait essentiellement par l'oubli de la "morale blanche". Le cinéaste s'amuse d'ailleurs à comparer les deux modes de vies qui dans la forme ne sont pas si différents (la scène où Bill Blake retrouve Nobody faisant l'amour à une Amérindienne le prouve tout particulièrement). La vision spirituelle enseignée par Nobody, parait simplement en accord avec les forces métaphysiques. Des forces qui vraisemblablement, tendent à normaliser l'étape du trépas, et la condition qui s'ensuit. L'indifférence du vivant s'en verra tourmentée, car il restera toutefois un précépité âcre, à la condition réservée au prétendu "dead man"...


Une fois son identité morale disparue, Bill Blake est en mesure d'accepter la mort. Les séquences qui précèdent la fin sont assez troubles et parachèvent sûrement la montée psychédélique engagée dès le début du film (fondus au noir, musique minimaliste, montage sonore particulier, voire pourquoi pas les allusions répétées à la drogue). C'est en cela une sensation amère, vêtue d'un sentiment de désenchantement qui parvient à conclure ce film. Le faux poète, bloqué dans l'entre-deux mondes, observe le théâtre des peuples s'entretuant. Une vision de la mort dépouillée de mysticisme, qui montre enfin à l'homme, son inévitable fatalité. Et le gigantesque d'un océan, son éternelle solitude...


Dead Man s'inscrit tel un périple obscure où le plastique noir & blanc demeure l'un des atouts maîtres avec ses acteurs. Johnny Depp incarne sans doute là son personnage le plus atypique. Le symbole du spectateur, malmené par les pensées noires d'un artiste ; ou plus simplement celui de l'étranger (européen ou non) découvrant l'Amérique comme un territoire hostile où il n'est pas utile de chercher la paix.


Un trip dans tous les cas comme aucun autre, spirituel et nihiliste, où les notes de Neil Young, vous surprendront à sourire, face à la vacuité de trouver sa place.

Some are born to sweet delight, some are born to endless night.
ArtWind
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le 29 juil. 2022

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