Demon Slayer - Le Train de l'infini
6.9
Demon Slayer - Le Train de l'infini

Long-métrage d'animation de Haruo Sotozaki (2020)

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Sans qu’on sache où il va, un train file. C’est le train de l’infini, qui – métaphore abusivement exploitée par Wakanim – a embarqué des centaines de millions de spectateurs.

Grande originalité, donc, je viens vous parler de Kimetsu no Yaiba – Le train de l’infini (Kimetsu no yaiba : Mugen ressha-hen) cette perle d’animation qui a changé l’encre noire de Koyoharu Gotōge en éclairs de feu sur grand écran. Ce film d’animation, réalisé par Haruo Sotozaki, adapte – faisant suite à la saison 1 de l’animé – un des arcs les plus intéressants du manga. Le héros Tanjirô, sa sœur Nezuko, et ses deux camarades Zenitsu et Inozuke, ont pour mission d’assister le Pilier (pour ceux qui ne sont pas familier de la série : une sorte de super-chasseur de démon) Rengoku, dont l’objectif est de débusquer et éliminer un démon ayant tué des dizaines de passagers dans un mystérieux train. Mystérieuse, telle est l’ambiance de départ : qui sont les alliés potentiels, les ennemis, de quel passagers, et de quel wagon surgira la menace ? La prouesse de l’animation réside avant tout dans sa vitesse, traduite par des enchaînements d’images savamment maîtrisés, grâce auxquels on passe en quelques instants de l’inertie à l’action spectaculaire. Cependant, derrière l’esthétique tourbillonnante de l’opus, se cache la défense d’une certaine philosophie (disons-le, d’une certaine morale). Quoi qu’il en soit, cet animé aura su séduire un public très – doux euphémisme – large. Sous des yeux médiatique ébahis, ce succès historique au niveau du box-office japonais a même surpassé le Voyage de Chihiro…

J'ai lu certaines critiques étonnées d'un tel succès. Si la justesse de l'animation est reconnue, on a pu reprocher, par exemple, le "manque de développement" de certains personnages, comme Nezuko où son frère lui-même. Ces reproches ne sont certes pas infondés. Seulement, il faut prendre en compte deux éléments dont une juste compréhension ne saurait se passer.

Premièrement, Le train de l'infini est un film d'animation se situant dans la continuité de la série Kimetsu no Yaiba, adaptation du manga original. Il est vrai que, dessin animé ou pas, une œuvre de cinéma se doit d'être complète. Le réalisateur adaptant un roman ne peut se contenter de mettre littéralement en images le texte original : l'art audiovisuel est et doit être pensé comme entier. Le cas présent est un peu particulier. Il s'agit de l'adaptation d'un arc entier (chapitres 53 à 69) qui comporte, comme tout arc, un début et une fin. Mais un arc n'est pas une œuvre totale, et se situe dans le fil d'une histoire plus large. Ainsi, Le train de l'infini n'est qu'une portion de la série animée, située entre deux saisons. Travestir le scénario et concentrer un résumé pour les spectateurs découvrant l'univers aurait sans doute créé une ambiance artificielle, plombant le spectacle d'animation par un discours contextuel trop lourd.

Deuxièmement, on peut affirmer que l'arc en question est judicieusement choisi. Il semble contenir, en réduction, le message de l'œuvre toute entière. Le voyage, à travers le rêve, dans l'inconscient des personnages principaux, et la diversité des formes d'implication dans le combat sont un moyen de les spécifier par le biais du symbole. Quel art sacré, et quelle méthode délicate que l'expression symbolique… L'auteure du manga, Koyoharu Gotōge, en use avec parcimonie, humilité, sans tomber dans un ésotérisme exagéré. Les personnages humains sont archétypiquement décrits, comme s’ils représentaient un panel de réactions possibles face à une crise anthropologique, une mise à l’épreuve figurée par le combat.

Tanjirô est égal à lui-même. Il est l'incarnation de la justice et, même, de la "sainteté". Endurant la souffrance et l'horreur de la situation, il fait preuve un altruisme absolu. Le moyen de sortir du maléfice onirique jeté par la « lune inférieure », surtout répété un grand nombre de fois, devrait avoir pour conséquence une folie dont seul un esprit pur saurait se préserver. Cet esprit pur est au cœur de Tanjirô. C'est, au milieu d'une sérénité limpide, le soleil, la Justice elle-même, promesse d'un triomphe prochain sur les bêtes de l'Apocalypse. Si le personnage de Nezuko est - effectivement - peu développé dans cet arc, on peut en apprécier la force et le courage, deux qualités prometteuses pour la suite de la série.

Inozuke représente les puissantes et tortueuses forces de la Nature. Il tient plus du kami montagnard que du pourfendeur. Ainsi, ses lames ne tranchent pas, mais déchiquettent comme des crocs. Son caractère et sa force brute ne l'empêchent pas d'être attaché à ses camarades, ni d'être impressionné par le charisme d'un Pilier. La tête de sanglier masque bel et bien un être humain.

Zenitsu, comme toujours, caricature l'instinctive lâcheté présente en tout homme, lorsque que se présente le danger et, avec lui, la peur de la mort. Cela est du au manque de confiance, à l'intégration d'un jugement trop dur sur soi-même. Pourtant quand cette dévaluation consciente s'évanouit, les aptitudes réelles apparaissent. Vif comme l'éclair, sublimation de son angoisse frénétique, Zenitsu devient l'efficacité même. Ce personnage est, dans cet arc, un peu en retrait par rapport à Inosuke et - naturellement - Tanjiro. Ces derniers montrent leur courage et leurs compétences de pourfendeurs au cours de l'affrontement contre la « lune inférieure ».

Cependant, le meneur de cette lutte épique entre le « bien » et le « mal » que met en scène cet arc, n'est autre que le Pilier de la flamme, Rengoku Kyôjurô. Particulièrement mis en valeur par l’animation, son style aura marqué les esprits. Redoutable bretteur, il est capable de terrasser des démons le temps d'un battement de cil. À lui tout seul, il réalise la moité du travail contre la « lune inférieure ». Mais, tout le sens de cette – ô combien – vaste lutte est condensé dans son combat contre Akaza, la « lune supérieure » numéro trois. C'est vrai, Rengoku est "fort" et déraisonablement rapide. Pourtant, ce ne sont ni sa force ni sa vitesse qui le caractérisent le mieux: on le découvre, au final, plus faible et plus lent qu'Akaza. Il fait face à un mal plus puissant que lui. Rengoku est, avant toute chose, un héros, mais d'un type bien plus archaïque que les héros industriels de notre époque. Il est un héros de la mesure, de l’ordre et de la fatalité. Au fond, sa puissance et sa dextérité ne sont que des attributs secondaires. Tout en restant humain, parfois d’un enthousiasme naïf, le Pilier reste droit, jusqu’au bout. Jusqu’à son dernier souffle, il respecte et cultive la morale léguée par sa mère. Les forts doivent protéger les faibles : c’est là l’ordre « naturel » des choses. C’est encore cet ordre – implicite en tant que tel – que défend Rengoku, lorsque perdant peu à peu son énergie et sa vie, il repousse les unes après les autres les propositions d’Akaza qui désire le transformer en démon afin qu’il échappe aux limites humaines. Ce qui rend la vie belle et précieuse, c’est son caractère éphémère, rappelle-t-il sagement à son adversaire.

« Mais laisse-moi braver ce que j’ose, car, certes, quelque destinée cruelle que je subisse, je mourrai glorieusement. » (Antigone, Sophocle)

Le train de l'infini est une œuvre morale, et ce d'une manière à la fois plus franche et plus fine que dans bien des shōnen classiques. On est dans une affirmation classique, sans concessions, du bien face au mal, mais ce "bien"-là est plus mystérieux que notre morale moderne, niaise et conformiste alors qu'elle se veut juste et libératrice, que l'on retrouve (parée d'atours traditionnels) dans beaucoup de nekketsu. Face à l’hubris démoniaque, on voit ici se dresser l’ordre à la fois humain et spirituel. D’un côté, l’envie de meurtre, l’ambition démesurée, la manipulation, et même la fusion avec la machine. De l’autre, du courage, le respect des limites, de la douleur et du sang. L’ordre, je l’ai assez répété, est défendu contre le chaos. Pour autant, cet ordre n’a rien d'inhumain. Il est représenté comme réel, concret, sensible. Il est, certes, devoir et sacrifice, mais il est aussi amitié, amour, joie, tristesse. C’est l’ordre du quotidien, du labeur, de la lutte contre la pesanteur, mais aussi l’harmonie d’où peut naître le bonheur (d'où la tension permanent entre gravité et légèreté - cherchez le jeu de mots).

À l’heure des combinaisons honnêtes ou cyniques de discours à visée « subversive », alors que se multiplient les « accusations », les « dénonciations » et se développent diverse éthiques post-modernes, le succès d’un tel film peut sembler étrange. La franche et enfantine défense de valeurs qu’on pourrait qualifier de « traditionnelles » et leur mise en spectacle si grandiose, sonnent comme un insolent hors-sujet. On peut cependant s’interroger. Ces millions de spectateurs, qu’ont-ils compris ? Ont-ils saisi ne serait-ce qu’une parcelle du propos, ? L’œuvre a-t-elle « enflammé leur âme » comme les auteurs le souhaitaient ? Très difficile à dire. Peut-être ai-je moi-même mal compris, et surinterprété. Quoi qu'il en soit, c'était un grand bol d'air frais.

Ray_Moval
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le 12 déc. 2022

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