Des hommes. Oui, voilà. Pas des hommes et des dieux. Juste des hommes. Tout seuls. Entre eux. Eh ben, ça ne donne pas envie de partager leur monde, laissez-moi vous le dire... On nous annonce la couleur dès la première image : c'est le fait que la prison des Baumettes à Marseille ait été épinglée pour son inhumanité qui a déclenché l'envie de réaliser ce documentaire entre ses murs. Franchement, ça n'est pas l'insalubrité du bâtiment qui a retenu mon attention. Non, c'est plutôt les discours qui s'y tiennent. L'inhumanité, c'est là qu'elle m'a semblé patente. Pas de commentaire en voix off, que les vraies répliques des prisonniers (et du personnel pénitentiaire, qui lui, a un discours stéréotypé mais doté d'une vraie épine dorsale). Plongée dans un univers parallèle dénué de la moindre structure, pour ne même pas mentionner la syntaxe ("Il m'a battu avec lui", ah ben oui, alors, c'est pas ta faute, on comprend...). Comment donc ces beaux jeunes gens, qui veillent jalousement au bon fonctionnement de leur corps d'athlète, pour la plupart, peuvent si peu s'y entendre en entretien de leur esprit ? C'est la friche complète, sous les coupes étudiées de métrosexuels fans de foot. Les idées ne se bousculent pas, les phrases s'entrechoquent et se répètent en boucle, au point que tout dialogue est impossible. La pauvre nana en uniforme qui tente de se faire entendre en est réduite à quelques "ouhou!" suraigus pour franchir les barrières mentales qui organisent une surdité hermétique. La misère, elle est là, dans cette façon de répéter des motifs généraux comme des mantras qui passent de l'un à l'autre sans aucun aménagement : "J'ai arrêté l'école à treize ans et à 18, j'ai fait une grosse connerie". Sauf que non : la grosse connerie, c'était d'arrêter l'école. Après, il y a eu braquage d'épicerie, viol en réunion ou rodéo mortel. Mais le stéréotype linguistique permet de dissimuler une indéniable incapacité à s'emparer de sa vie. Pendant toute la fin de ce beau reportage, j'ai eu en tête une anecdote récente : j'ai recroisé en courses une ancienne élève, appelons-la Sandy. Une jeune fille qui mettait un point d'honneur à déjouer toutes nos stratégies éducatives quand elle était au chaud dans sa classe, au milieu de ses copines; et ça la rendait plutôt heureuse de nous voir manger nos chapeaux. Elle gloussait avec gourmandise quand elle nous contraignait à renoncer, par une passivité obstinée mais assez joyeuse, dans le fond. Elle nous tartinait dans la figure les codes extérieurs qu'elle préférait à ceux de l'école : la musique des jeunes, leur technologie, leur sexualité, tout ce folklore qui représente l'alpha et l'oméga de certaines conversations et juste l'alpha de la vraie vie intérieure. Bref, c'était un petit jeu et elle en était la championne. En face, on trépignait, on se désespérait, désolés de ne pouvoir enrayer la mécanique implacable, et elle, elle prospérait gentiment, en répandant autour d'elle une aura de rebelle qui faisait des émules. Elle a bien fait d'en profiter, remarquez. Quand je l'ai croisée au rayon pâtes il y a peu, j'ai pris de ses nouvelles, m'attendant à l'entendre me faire miroiter un présent radieux d'influenceuse de mode sur youtube ou un truc similaire. Mais non, elle n'a presque rien dit, jusque que c'était "difficile", et ça m'a tuée. Parce qu'elle a eu ce regard de vaincue et qu'elle était si jeune. Sa défaite, c'était la mienne aussi. La même que celle de ces jeunes hommes vigoureux enfermés dans 9 mètres carrés 22h30 sur 24. Et celle de l'école, de la République, des ministres successifs de l’Éducation Nationale. Et la vôtre à vous tous également, qui n'en avez peut-être pas conscience. Bref, je le dis depuis des décennies, mais il se pourrait que ça n'ait jamais été aussi vrai : réhabilitons l'école, vraiment, profondément et sincèrement. Parce que les prisons, curieusement, ça n'est la victoire de personne. Un seul détenu, un peu moins jeune, a semblé avoir trouvé un espoir auquel se raccrocher, à travers sa conversion à l'Islam. Il a trouvé là un projet pour sa tête et peut-être selon son cœur. Lui seul avait un peu de vie dans les yeux, cette petite lueur d'espoir que les autres avaient perdue. Parce que quelqu'un s'était préoccupé de la survie de son esprit. L'école et l'esprit, ça ne devrait faire qu'un aussi, et chacun devrait pouvoir se rendre compte de combien c'est essentiel. Allez, encore quelques dizaines de milliers de places dans des cellules bien glauques, et l'idée fera peut-être son chemin...

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le 21 déc. 2021

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