La lumineuse Los Angeles est paradoxalement depuis toujours une  capitale du film noir, de Chinatown au Privé d’Altman en passant par le Heat de Michael Mann, sous le soleil de la cité des anges semble se cacher toutes les turpitudes de l’âme humaine. Le nouveau film de Karyn Kusama se conforme à esthétique  du genre, la directrice de la photographie Julie Kirkwood baigne le film dans une aura néo-noir et plonge ses personnages dans les banlieues arides du grand Los Angeles, avec ses clôtures grillagées, ses chiens aboyants désespérément et ses détritus s'amassant entre les autoroutes qui irriguent la mégapole californienne. On y fait la connaissance d'Erin Bell (Nicole Kidman) vétéran du LAPD alors qu'elle se réveille dans sa voiture avec ce qui semble être une gigantesque gueule de bois. Elle en émerge pour se rendre sur les lieux d'un crime, un talus où gît, face contre terre, un cadavre tatoué. Bien qu'elle annonce aux détectives déjà sur place qu'elle connaît la victime et savoir qui pourrait l'avoir tué, ceux-ci ne semble pas faire cas de son opinion. Elle regagne son commissariat, où elle n'est guère plus populaire, un pli l'y attend contenant un billet de banque marqué de peinture violette. Ces événements vont  la mettre sur la trace de Silas (Toby Kebbell), un criminel  qui lui a échappé voilà plus de 17 ans, lors une mission d'infiltration de son gang  menée avec un agent du FBI Chris (Sebastian Stan). Destroyer navigue alors entre la traque rédemptrice de Bell et une série de flashbacks qui dévoilent  les secrets du passé et éclairent le mystère de son présent.


Evidemment ce qui frappe dés les premières images de Destroyer c'est la transformation physique de Nicole Kidman (qui va plus loin que le faux-nez qu'elle portait dans The Hours) loin de l'image glamour qu'elle entretient sur les tapis rouges ou les unes de magazine : la peau tannée par le soleil comme du vieux cuir, ses yeux bleus délavés pris dans une toile de vaisseaux sanguins éclatés soulignés par de profondes cernes, les lèvres gercées, les mains dévorées de taches de vieillesse, les cheveux courts secs et grisonnants comme coupés à la serpe. Elle adopte une démarche arthritique comme sil elle devait mobiliser toutes ses forces simplement pour rester debout. Mais si elle abîme son image, l'audace tient surtout à ce qu'elle offre le portait sans aucune concession d’un personnage peu aimable, en quête d'une rédemption impossible car les drames qui l’ont frappé sont les conséquences des failles de sa personnalité plus que de circonstances malheureuses. Si le temps et les excès ont ravagé son physique elle reste fondamentalement la même personne qu’elle était 17 ans auparavant, l'obstination dont elle fait preuve n'est pas suffisante à masquer cette part d'ombre. Si la performance de Kidman constitue l'attraction du film, elle ne le cannibalise pas, elle est présente quasiment à chaque plan mais c'est avant tout car son personnage Erin Bell est au coeur du scénario écrit par le mari de Karyn Kusama, Phil Hay et son partenaire d’écriture Matt Manfredi (Le choc des Titans, Mise à l’épreuve pas vraiment un CV les prédestinant au polar hard-boiled). Si elle n'en fait pas une figure sympathique la réalisatrice ne juge pas pour autant son personnage qu'elle présente sans affect, montrant ses cotés sombres mais révélant  aussi une femme mue par une incroyable ténacité qui la pousse en dépit de ses choix contestables à tenter d'apaiser les blessures qui la ronge et corriger le destin. Le spectateur ressent  une empathie pour la détresse profonde de ce personnage muré dans sa souffrance, pour  son incapacité de communiquer avec sa fille qui tente d’échapper à ses propres ténèbres.


Si le personnage d'Erin Bell est l'astre noir autour duquel orbite le film, Kusama l'entoure d'une galerie de seconds rôles qui habitent formidablement les figures familières du néo-noir. Sebastian Stan (Captain America: Le soldat de l'hiver, Moi, Tonya) est impeccable dans le rôle de Chris, agent du FBI partenaire d'Erin dans sa mission d'infiltration. Il campe une figure tragiquement romantique dont la présence imprègne  le film. Chris est un homme de devoir, charismatique réfléchi et fiable et le jeu nuancé de Stan nous fait comprendre la relation qui naît entre les deux personnages. La complicité entre les deux comédiens rend leur destin d'autant plus authentique et tragique. Dans le rôle de l'ex-compagnon d'Erin, Scoot McNairy (Batman v Superman: L'aube de la justice, Argo)fait preuve de la même subtilité dans l'évocation de cet homme dont on ressent la décence et le regret. La figure de Charles Manson s'impose comme prédominante dans la pop-culture en cette année 2019, il sera lui-même un personnage  du Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino  et de la seconde saison de la série de David Fincher Mindhunters (où il sera  joué par le même comédien l’australien  Damon Herriman) et on a déjà vu un de ses avatars interprété par Chris Hemsworth dans Sale temps à l’hôtel El Royale. Silas le leader-gourou du gang de braqueurs l'évoque comme il pourrait être une version maléfique du personnage de Patrick Swayze dans le Point break de Katheryn Bigelow que Kusama cite parmi ses influences. Toby Kebbell (Kong: Skull Island) en fait un personnage charismatique et vénéneux en apparence mais qui ne cache pas la mesquinerie et le coté minable de ce braqueur psychopathe. A ses cotés la vedette de la série Orphan Black, Tatiana Maslany  fait une composition puissante dans le rôle de sa maîtresse/complice Petra, un personnage pathétique de fille de famille tombée dans la drogue et la violence qu'on retrouve 17 ans plus tard ravagée, ayant perdue pied avec la réalité. Le film joue le jeu des temporalités différentes pour nous révéler le destin des membres du gang comme celui d'Arturo (Zach Villa)qui cherche la rédemption dans ses activités juridiques auprès des plus pauvres ou Toby interprété par James Jordan (Wind river) suiveur pathétique désormais rongé par le cancer qui partage avec Kidman une scène particulièrement glauque. On retrouve dans un petit rôle d'avocat véreux spécialiste du blanchiment d'argent, Bradley Whitford devenu avec Get out le spécialiste du grand bourgeois blanc sournois. En quelques minutes il incarne toute la duplicité mais aussi la lucidité de ce personnage.


Une des réussites de Destroyer tient dans la façon dont le film, féminise cet archétype éculé du film noir : le flic borderline au bout du rouleau : alcoolique, mauvais parent (sa fille de 16 ans préfère vivre avec son ex-compagnon qu’avec Erin) qui se lance dans une dernière enquête. Si le film ne repose pas uniquement sur cette inversion des genres elle contribue à donner à des scènes familières un angle original. Ainsi comme tous les détectives de film noir, Erin est physiquement mise à l’épreuve lors de son enquête. La brutalité qu'elle subit est surprenante en partie  à cause du physique sylphide de Kidman mais aussi parce qu’il est inhabituel de voir un personnage féminin subir autant de violences en dehors des films d'horreur. C'est une des grandes réussites du duo Kusama - Kidman puisque la physicalité animale de l’interprétation de l'actrice australienne est en accord avec la façon viscérale et frontale avec laquelle la réalisatrice de Girlfight filme l'action comme les sentiments. La caméra de Kusama explore Los Angeles de manière brute, sous les pulsations industrielles de la musique de Theodore Shapiro (compositeur des films de Ben Stiller là encore un choix inattendu), la ville y apparaît authentique loin de tout glamour. Elle se permet une parenthèse esthétique lors d'une séquence nocturne où les lumières du centre-ville brillent au loin atteignant son apogée avec une image du Dodger Stadium illuminée tel le vaisseau mère de Rencontres du troisième type. Cette scène semble être un clin d’œil au cinéma de Michael Mann tout comme une séquence de braquage tendue et ultra-efficace qui  témoigne du même souci de réalisme que l'auteur de Heat où Nicole Kidman fait preuve d'une aisance au maniement des armes et d'une badasserie qu'on en lui connaissait pas. Ainsi porté par la performance de Kidman, consumée par ce personnage de bad-lieutenant en quête de rédemption, Destroyer ne se limite pas à  un one-woman show, son scénario sa mise en scène et sa distribution parfaitement cohérents contribue à la réussite de ce  polar à la fois nihiliste et bouleversant. Solide.

PatriceSteibel
8
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le 1 févr. 2019

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