Si le film fait (beaucoup) moins l’unanimité qu’Un Prophète, récompensé en son temps d’un Grand Prix (en 2011), Dheepan m'a vraiment convaincu lors de sa projection à Cannes, notamment parce qu’Audiard a su, comme à chaque film, se réinventer une nouvelle fois et surprendre. Premier objet de curiosité, ce sélectionné français n’a à son casting que des inconnus, excepté le « jeune » Vincent Rottiers dont le frère Kévin Azaïs brillait lui aussi l’an dernier à Cannes avec Les Combattants. Pourtant, Antonythasan Jesuthasan et Kalieaswari Srinivasan règnent en funambules sur ce film où la loi du plus fort n’a jamais raison de personne. Dheepan c’est d’abord un homme mort et qu’on ne connaîtra jamais dont un autre prend l’identité pour se rendre en France illégalement, mais c’est avant tout le personnage central de cette histoire d’acclimatation, de famille, de guerre et de folie aussi, il faut bien le dire. La progression du film est d’une maîtrise bluffante, Audiard ne se contentant pas d’effleurer ses personnages, mais de les cerner au plus profond, chacun se confrontant à l’autre, y trouvant ou non la force de dévier de sa route. Ici, pour deux personnages au moins, il est déjà trop tard, quelque chose s’est brisé. Dans les premières scènes, on voit un homme près de grands feus où sont incinérés des tas d’ossements humains, victimes d’une guerre civile. Dheepan est Tamoul et vit encore au Sri-Lanka. Plus loin, une femme se jette sur des enfants, cherchant sans cesse à savoir s’ils ont des parents. Folie ? Recherche effrénée d’un enfant disparu ? Désir d’enfant inassouvi ? Rien de tout cela car, quand Yalini met la main sur une jeune orpheline, c’est une famille de fortune et de façade qu’elle créer pour rejoindre la France, voire atteindre son rêve : l’Angleterre où elle a déjà de la famille.


L’homme qui n’aimait pas la guerre


Commençant donc comme un récit d’immigration classique, Dheepan devient vite autre chose en se fondant dans la nuit, l’image devient un symbole et le récit glisse vers une autre rive, pour nous faire découvrir une autre vie. Dheepan est maintenant un des nombreux vendeurs des rues que l’on croise souvent, un serre-tête Disney clignotant sur la tête, c’est un étrange ballet qu’il effectue dans la nuit. Là encore, ce n’est pas sur son intégration, sa recherche de logement ou encore sa place en France que s’attarde Audiard puisque très vite, la famille de fortune est « accueillie » dans une cité où Dheepan sera gardien d’une des barres de l’immeuble. Là-bas, il baragouine seulement deux-trois phrases en français, mais fait profil bas, accomplissant ses tâches comme il peut. D’abord soumis, il se révélera bien plus meurtri qu’en apparence. Par le corps, de même que dans la plupart de ses films, Audiard dit beaucoup : de l’homme qui se courbe pour se soumettre à une terre étrangère, à un travail de service, mais un corps qu’il va bientôt faire basculer dans la résistance : celle contre la violence qu’il a connu jusqu’ici. Comme beaucoup des anti-héros d’Audiard avant lui, Dheepan est tout autant un solitaire qu’un homme de clan, il se lie avec d’autres, élabore des stratégies, mais se replie aussi sur lui-même et sur cette guerre qu’il n’aimait pas comme le suggère le sous-titre du film « l’homme qui n’aimait pas la guerre ». Ce portrait d’homme n’est ainsi jamais complètement fini, jamais figé, Dheepan évolue, attendri, effraie, devient incompréhensible, il est un personnage de cinéma à part entière que rien ne vient limiter, pas même son déséquilibre. Ainsi, comme dans De Battre mon coeur s’est arrêté ou le plus récent De rouille et d’os, en passant par Sur mes lèvres, Audiard a su une fois encore écrire un personnage féminin, associé au masculin, mais aussi complètement indépendant. Yalini est une femme forte, déterminée, qui accepte les coutumes, mais refuse la soumission. C’est la raison pour laquelle elle n’assiste pas son « mari » dans ses tâches de gardien et prend un travail pour elle toute seule, soit comme assistance à un vieil homme. Yalini est une femme à la fois généreuse et dure, surtout avec l’enfant qu’elle a récupéré et dont elle ne veut pas.


Dans chacun des espaces de travail, de Dheepan comme de Yalini, il y a des territoires parfois occupés et donc interdits à des heures précises. Dheepan doit nettoyer un local quand ceux qui l’occupent pour un sombre trafic l’ont quitté alors que Yalini ne doit pas pénétrer dans le salon de l’homme dont elle s’occupe sans avoir frappé au préalable. Dans le premier cas, l’interdit devient scission, la peur de la guerre reprenant le dessus chez Dheepan. Yalini, au contraire, apprivoise et est apprivoisée par Brahim, un jeune garçon tout juste sorti de prison et qui croit encore régner en maître sur son territoire. A ce jeu-là, Vincent Rottiers est impeccable de douceur et de froideur mélangées. Il peut donc dans une même phrase être affectueux tout en promettant de supprimer le mari de Yalini. Quelque chose se noue entre les deux étrangers, sans pour autant qu’Audiard ne les mêlent complètement, ni ne les unissent car le danger court toujours. Ils se racontent ainsi leurs peurs dans des langues différentes, sans se comprendre. Un étrange dialogue de sourd se joue à l’écran et donne lieu à la rencontre et à la découverte d’un ailleurs. Cependant, Audiard n’est pas naïf et rien n’aboutit vraiment. Le semblant de foyer créé par Dheepan et Yalini vole assez souvent en éclats, ils ne parviennent pas complètement à s’entendre ni à considérer comme leur fille, la jeune gamine qu’ils ont ramenée avec eux et qui s’intègre du mieux qu’elle peut à l’école, tentant de nouer une relation avec chacun des nouveaux parents qui lui ont été offert un peu abruptement.


Quand la cité devient une nouvelle zone de guerre, un territoire hostile, un lieu de règlement de comptes, Audiard ne s’entiche pas d’un discours profondément social, il ne va pas chercher les causes d’une telle violence, ni accuser quiconque, il constate un climat et cherche à analyser un trauma, celui de Dheepan, un ancien guerrier épris de repos qui se retrouve confronté au combat de trop. Tentant seul, comme un fou, d’apaiser quelque chose, de protéger du moins sa parcelle (en traçant une immense ligne blanche qu’il appelle « no go zone »), il perd les pédales. Audiard filme un engrenage et quand surgit cette scène ultra violente, presque tout droit sortie d’un jeu vidéo, il la teinte d’irréel, d’une poussière épaisse. Elle passe comme un cauchemar où au bout du chemin, un corps attend pour apaiser le tremblement. S’il se tourne vers un « happy end », c’est sans mots et dans une lumière brillante, comme celle des rêves, une lumière qui déjà accompagnait les deux personnages cabossés de De Rouille et d’os au seuil du film. Dans Dheepan, Audiard met en scène des corps dans un environnement nouveau, confrontés à une situation connue, mais aux enjeux inconnus. Faisant progresser son film comme ses personnages, dans le flou le plus total, le réalisateur offre pourtant un éclairage glaçant sur l’humain, sa solitude, sa détermination, sa soif de l’autre, mais aussi et surtout cet « art » si brutal qu’est la guerre, soit une confrontation nue, avide, sans réflexion et qui mène vers le chaos.


Le film est un parcours inattendu, un décrochage, mais il est surtout le récit d’un foyer qui résiste, qui tente de se construire ailleurs, loin des destructions, qu’importe si tout repose sur un immense mensonge. Dès qu’un tas de cendres se trouve sur son chemin, Audiard prend un malin plaisir à le détruire à nouveau pour mieux recomposer un homme, décortiquer le massacre et n’en garder qu’une chose : l’âme. Un grand metteur en scène avant tout, un directeur d’acteurs hors pair qui font de Dheepan un film foisonnant, puissant, étrange, révoltant aussi, mais surtout le film d’un homme sur le qui-vive qui se réinvente films après films, sans jamais se poser, contrairement à ses personnages qui atteignent toujours l’apaisement en bout de course. Pour le spectateur, ce sont les frissons qui s’emparent des corps et les images qui gravitent dans les yeux pour longtemps, implacables.


http://www.cineseries-mag.fr/dheepan-un-film-de-jacques-audiard-critique/#PtHqEiDrCs5bupLl.99

eloch

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