Air, eau, terre et feu autour d’une transmission andine

 Le premier long-métrage du réalisateur Leonardo Barbuy La Torre ne saura manquer d’intriguer. Par son titre, déjà, qui creuse un écart entre l’origine grecque du prénom ainsi mis en avant, Diógenes, et le pays du réalisateur et de l’action, le Pérou. Ecart redoublé par celui dans lequel vivent les trois héros singuliers : un père et ses deux enfants, nichés loin de tout dans une masure andine, sans eau ni électricité, de la région d’Ayacucho. Mais un écart simultanément résorbé par cette sécession du reste de l’humanité qui vient aussitôt donner la main au philosophe cynique. D’autant que les seuls êtres en compagnie desquels vit le trio sont précisément quelques chiens.

N’en finissant pas de prendre le large, le réalisateur et scénariste péruvien s’affranchit également de la question du genre cinématographique : la réalisation pourrait se rapprocher du documentaire par le rôle qu’y tiennent les tablas de Sarhua, ces planchettes d’agave sur lesquelles les chefs de famille représentent l’histoire de la famille et des proches, en une sorte de mémoire collective et enluminée. Mais la fiction s’enroule étroitement à cette trame, venant expliquer l’absence de la mère. Ces tablas, justement, feront resurgir l’histoire traumatique du Pérou et les affrontements parfois violents, y compris pour la population, entre le Sentier Lumineux et l’armée. Une pomme lâchée par une main d’enfant semblera se faire l’annonciatrice des malheurs futurs… Un souvenir entremêlera les paroles rassurantes murmurées à une blessée que l’on évacue et celles par lesquelles un père tentera d’apaiser les peurs nocturnes de son enfant.

Le récit se voit placé à plusieurs niveaux, donc, sous le signe du deuil, de la disparition, de la mort. Nouvelle forme d’écart, non seulement entre la vie et ce qui la suit, mais plus profondément encore entre la vie pleine et la vie incertaine menée par ceux que la mort aura atteints d’un peu trop près. Ainsi du personnage éponyme, Diógenes, intensément campé par Jorge Pomanchari. Et de ses deux enfants, Sabina et Santiago (Gisela et Cleiner Yupa).

Plusieurs scènes en viennent à prendre un statut indécis : souvenir, rêve, anticipation, palliation, annonce…? Un très léger ralenti, un son plus assourdi, signalent souvent ces images issues des limbes du réel.

La photographie, de Mateo Guzman et Musuk Nolte, s’offre dans un noir et blanc somptueux, passant par mille nuances en extérieur mais osant adopter l’opacité luisante d’un noir de Chine sur certains éléments de l’intérieur, lorsque celui-ci se retrouve baigné de nuit. Bien que le réalisateur se réclame essentiellement de Victor Erice, on ne peut s’empêcher de songer également au long-métrage hypnotique de Béla Tarr, Le Cheval de Turin (2011), pour la présence du vent et aussi pour l’importance du silence, pour le traitement des intérieurs recevant du jour extérieur leur lumière, et pour la puissance esthétique et symbolique des gestes du quotidien, tels ceux qui animent un repas partagé, par exemple. Plusieurs plans de clair-obscur intérieur permettent presque d’avoir l’impression qu’ils ont été créés par un Georges de La Tour qui aurait peint en noir et blanc. Et l’on croit retrouver également le souvenir de l’eau du puits, dans L’Enfance d’Ivan (1962), de Tarkovski. Quand ce ne sont pas les cloches de l’envoûtant Les Chevaux de feu (1965), de Paradjanov, qui tintent à nos oreilles…

Intégralement interprété dans la langue à la fois douce et rocailleuse, profondément mystérieuse, qu’est le quechua, ce premier long-métrage fascinant de Leonardo Barbuy La Torre crée d’emblée une grande attente des réalisations qui pourront suivre. 

AnneSchneider
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le 12 mars 2024

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Anne Schneider

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