Quand j’étais petit, le jour de mes six ans précisément, mes parents m’avaient fait la surprise de m'emmener à Disneyland. J’en ai souvent entendu parler de cette histoire, il m’en reste même quelques images, de vagues souvenirs, peut-être faux, inventés et montés les uns avec les autres… Ma mère me disait : « Je ne comprends pas, tous les enfants rêveraient d’aller à Disneyland pourtant ! » . Moi, j’avais pleuré car déjà à cette époque, ce lieu m’effrayait, les personnages et les attractions m’angoissaient.

Je ne suis visiblement pas le seul à qui Disneyland provoque un effet de rejet, Arnaud des Pallières semble lui aussi atteint du même mal. Dans ce film réalisé huit ans après l’ouverture du parc, le documentariste se balade et filme librement un espace dénué de magie.

Lorsqu’Arnaud des Pallières et les autres touristes arrivent dans le parc, une voix robotique (et donc dénuée de sentiment) leur souhaite la bienvenue, machinalement. L’image ne montre que des enfants : le visiteur, en entrant , cherche à retomber en enfance, moment d’innocence, certes, mais surtout de vulnérabilité. Pour entrer véritablement dans le royaume de Mickey, ils passent en dessous d’une grille qui peut se refermer à tout moment sur eux, ils se prennent volontairement au piège, se jettent dans la gueule du loup.

Les attractions Disney sont pensées de sorte que « chaque texture que vous utilisez (...), chaque son que vous diffuserez, chaque virage dans l’attraction devra renforcer ce concept (...) tandis que tout élément inapproprié pourrait briser la sensation d’immersion dans cet univers narratif. » (Henry Jenkins, Game Design as Narrative Architecture 2004 : 5 [traduction de Maxime Cervulle]), le montage de des Pallières cherche précisément à mettre en avant ces éléments inappropriés, à déconstruire l’image merveilleuse que veut instaurer, imposer Disney : l’auteur cite une définition de la réalité proposée par l’auteur de science-fiction américain Philippe K. Dick : « La réalité c'est ce qui, lorsqu'on cesse d'y croire, ne s'en va pas. » . Arnaud des Pallières ne croit plus en la magie de Disney, ce qu’il tend à nous montrer n’en est que la réalité. Le documentaire, poétique et non-spectaculaire, décompose jusqu’à dans sa forme le spectacle. Il propose une forme déconstruite et un regard sincère, le but n'est pas de démontrer mais au contraire de montrer. La fréquence des images est affaiblie, détruisant ainsi la continuité et provoquant une impression de hors du temps. Le son est traité comme une matière hautement signifiante par sa texture et rend l’image encore plus inquiétante : La musique donne un sentiment d’étrangeté à l’ensemble (notamment lors de la séquence dans l’attraction "it's a small world"), la voix est tantôt monotone, tantôt pitchée pour évoquer des personnages terrifiants (la voix terriblement grave du patron du parc, la voix grotesquement aigüe de Arnaud des Pallières qui prend peu à peu la place de Mickey Mouse), le mix est volontairement crasseux, raté. Ces différents effets participent à dépeindre un pays des merveilles devenu machine à cauchemar.

Loin des vacanciers prétendument heureux, Monsieur Robert brise l’anonymat de la foule, de la masse, et paraît terriblement blasé. Il ne rêve pas en ce lieu de fantaisie, il sait que sa femme est morte et qu’elle le restera. Il est un élément de la vraie vie qui s’inclut dans un monde qui cherche à faire oublier le réel. Et toutes les histoires contées dans ce lieu enchanté ont la même portée et contrastent radicalement avec les ambitions du parc : des histoires de cancer, de petite fille aveugle, de femme qui se noie… La seule histoire fantaisiste racontée par le film est celle qui sert d’incipit : un joueur de flûte qui, se servant de mélodies envoûtantes, enleva tous les enfants d’un village. Lors de cette séquence, des Pallières filme un réel aux couleurs chatoyantes, une nature qui paraît mystérieuse, merveilleuse, irréelle comparée aux images déroutantes et froides prises dans le parc. Mais une question subsiste : Les enfants qui suivirent le joueur de flûte, sans remise en question, ont-ils alors connu une fin atroce ou ont-ils pu, enfin, jouer et danser sans fin dans un monde sans adulte ? Les visages filmés des enfants de tout âge, pleurants, apeurés, apathiques, répondront. Les figures iconiques de la firme sont elles-aussi exploitées par l’entreprise qui n’en voit qu’un moyen de faire du profit. Lorsque Mickey redevient une vraie souris, il perd tout intérêt et connaît le réel des souris : il est chassé, il est tué. Lorsque Dingo redevient un vrai être humain et se syndique, on lui fait rencontrer le patron qui lui explique qu’il est totalement conscient des problèmes des costumes et qui lui vend, à lui aussi, son employé, du rêve : les prochains costumes seront mieux, vous aurez de meilleures conditions de travail… Le montage montre parfois plusieurs fois les mêmes plans en boucle où les personnages prennent des photos avec les enfants, interprètent leur rôle, et finissent par souffler lorsque les corps des acteurs, vivants, reprennent le dessus sur l’imagerie inerte des costumes en plastique. Par ce biais, il exprime tout l’aspect aliénant d’un tel travail, la répétitivité et l’incarnation d’un rôle au profit d’une entreprise au-delà de l’échelle humaine.

Le premier plan du film est un train qui traverse une gare sans s’arrêter. Dans son cadrage, il n’est pas sans rappeler l’un des tous premiers films des frères Lumière, l’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat (1896), mais là où le spectateur du XIXe devait être à la fois stupéfait et émerveillé en voyant ce train fonce sur lui puis s’arrêter à temps, celui des années 2000 est désabusé : le train ne s’arrête pas, il traverse l’écran sans spectacle, sans magie, mais avec violence au point de faire trembler la caméra et faire saturer le son. Les trains de marchandises qui traversent la gare, métaphore du wagonnet de rollercoaster, transmutent le visiteur en produit de consommation pour la gueule de Disney. Les trains de marchandises qui traversent la gare, métaphore de la déportation (tout en ayant la décence de l’évoquer sans forcer le propos par un texte, permettant un certain recul quant à cette image), acheminent 45 000 visiteurs par jour dans ces camps d’aliénation. Si le film s’ouvre dans ses dix premières minutes sur un train qui se dirige à Disneyland et se finit sur des rails qui servent de travelling arrière et qui éloignent de Disneyland c’est car « les concepteurs d’attraction comptent sur les visiteurs pour garder leurs bras et leurs mains à l’intérieur du véhicule, ce qui leur permet de conserver un plus grand contrôle sur la totalité de l’expérience » (Henry Jenkins, Game Design as Narrative Architecture 2004 : 5 [traduction de Maxime Cervulle]). The Walt Disney Company a un tel pouvoir économique et un tel impact culturel qu’il veut aller jusqu’à nous imposer comment rêver.


(12/08/23)

Don-Droogie
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Vus en 2018 et Vu en 2023

Créée

le 12 août 2023

Critique lue 41 fois

1 j'aime

Don Droogie

Écrit par

Critique lue 41 fois

1

D'autres avis sur Disneyland, mon vieux pays natal

Disneyland, mon vieux pays natal
B-Lyndon
7

Des larmes dans les yeux de Dingo

Des Pallières est un poète, un séducteur à la voix rauque, un joueur de flûte, un solitaire, un corps qui bouge au milieu d'un monde trop fixe. C'est un inquiet, un généreux, un ennemi du cynisme, un...

le 1 mai 2013

14 j'aime

2

Disneyland, mon vieux pays natal
Don-Droogie
8

DES SOURIRES, DES DÉSORDRES

Quand j’étais petit, le jour de mes six ans précisément, mes parents m’avaient fait la surprise de m'emmener à Disneyland. J’en ai souvent entendu parler de cette histoire, il m’en reste même...

le 12 août 2023

1 j'aime

Du même critique

Nobue’s Sea
Don-Droogie
10

Pourquoi pleus-je ?

Nobue Kawana était une jeune fille bourrée de talent. A l'âge de 16, son ami Keiko Saitou et elle se rencontrent. Keiko passe son temps chez elle, et ensemble ils jouent de la musique qu'ils...

le 11 déc. 2020

5 j'aime

4

Sous le ciel bleu de Hawaï
Don-Droogie
7

Let's go on a moonlight swim

Cette critique subjective découle d'un mélange de passions : Quand j'étais enfant, j'ai vécu un an dans les Caraïbes, et j'ai failli me noyer à plusieurs reprises. Depuis je suis sujet à une peur...

le 4 déc. 2021

5 j'aime

2

Asteroid City
Don-Droogie
5

IL N’Y A PAS QUE LA VILLE QUI EST DÉSERTE, LE FILM AUSSI

Cette histoire de soucoupe volante me passe totalement au-dessus de la tête. Tout le monde le reconnaît, et je l’ai tout de suite défendu en voyant ses autres films, Wes Anderson a une identité...

le 5 août 2023

4 j'aime