Ô Vincent. Quel talent tu as. Comme je t'admire. Tu es un artiste total : metteur en scène génial, iconoclaste et punk; acteur émouvant, maladroit, intense; réalisateur mélancolique et inspiré tout empli de fulgurances. Je sais tes adaptations remarquées, audacieuses de Hamlet en Avignon, de Dostoïevski à Paris, et que tu incarnes la jeune garde du cinéma français indépendant, à l'image des films que tu as portés (et que j'ai presque tous adorés : Tonnerre, Deux automnes, trois hivers, La bataille de Solférino).


J'attendais impatiemment ta relecture de Molière, un exercice de style proposé par Arte en 2013 - et qui s'est vu sélectionnée au Festival de Locarno.


Ton Dom Juan m'a profondément remuée par sa noirceur, sa modernité, sa beauté, ses penchants mortifères autant que viveurs, ses excès, sa violence - mais aussi, et c'est là une très belle subtilité de ta part, pour sa puérilité. Loïc Corbéry joue si bien ce grand enfant perdu - l'infans, sans langage - qui se saisit d'un sein pour y reposer sa joue, s'empare de son pouce pour le planter dans sa bouche, se laisse déshabiller et laver : j'ai trouvé cette dimension régressive particulièrement bien vue. Dom Juan est un séducteur mais c'est avant tout un être profondément mélancolique que le vide du Ciel désespère. Loïc Corbéry - de la Comédie Française - livre pour moi une prestation-somme, fleuve, parfaite, totale, d'une rare intensité.


Il serait toutefois injuste de ne mettre en avant que lui, même si sa performance est exceptionnelle : Macaigne est allé recruter ses personnages dans les rangs des plus grands théâtres parisiens et on ne peut qu'être scandalisé de ne pas mieux connaître Serge Badgassarian/Sganarelle, dont certains monologues sont d'une émotion et d'une pudeur extrêmes, ou encore la belle Suliane Brahim, qui joue une Elvire - en larmes, folle d'amour, hurlant sur les boulevards - bouleversante de naturel.


Quelle intelligence que d'utiliser les ressorts du théâtre classique et de l'opéra en les transposant au cinéma ! Quel coup de génie ! Certaines scènes et situations, présentes dans la pièce originale -rouler un corps dans un tapis, crier aux fenêtres - intégrées au quotidien contemporain et urbain, prennent une dimension nouvelle très surprenante. La musique classique est également extrêmement présente et on voit bien que Macaigne a parfaitement compris les vagues émotionnelles des accords, qu'il calque sur l'image pour en faire un opéra à l'esthétique parfaite, à la tension impeccable.


Que dire de l'image ? La photographie est extraordinaire, certains plans (dont celui dans la barque, sur le lac) sont époustouflants et transcrivent très bien la théâtralité du texte initial. Les comédiens sont parfaitement mis en lumière par le chef opérateur Julien Roux qui semble avoir exactement saisi les images qui traversaient la tête de Macaigne. Le texte est en fait assez secondaire dans cette relecture : c'est avant tout l'image et la musique qui sont mises à l'honneur, chacune portant une mélancolie existentielle qui m'a énormément parlé.


Si j'ai autant aimé ce film, c'est aussi car il m'a rappelée la sensibilité d'un autre grand nom du cinéma - que j'affectionne particulièrement - Gaspar Noé. Son côté romantico-trash, le côté psychédélique de ses images, la bande-son - ai-je parlé de cette perle ? : voilà pour les points de similitude entre l'acteur parisien et le réalisateur d'Enter the Void.


Je terminerais par une requête : je voudrais que le Ministère de la Culture commande à Vincent Macaigne une relecture de ses plus grands classiques : nous avons besoin de ces artistes qui en ont saisi la substantifique moelle et sont capables de la passer aux générations suivantes en parlant son langage.


Un véritable chef d'oeuvre d'intelligence intellectuelle et sensorielle.

BrunePlatine
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le 14 mai 2016

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