Rouben Mamoulian signe avec Dr. Jekyll and Mr. Hyde l’une des premières adaptations sonores du célèbre roman de Stevenson, et sans doute l’une des plus marquantes. En mêlant audace technique et atmosphère expressionniste, le cinéaste transforme le mythe en une véritable plongée dans les ténèbres de l’âme humaine.
Dès les premières minutes, Mamoulian impressionne par la modernité de sa mise en scène : caméra subjective, fondus expérimentaux, travellings inventifs… Le spectateur se retrouve littéralement dans la peau du docteur Jekyll, avant d’assister, médusé, à sa métamorphose en l’effrayant Hyde. Ces transformations, réalisées sans effets numériques, restent stupéfiantes de virtuosité et de réalisme. Elles traduisent à merveille la violence du conflit intérieur du personnage.
Mais au-delà du tour de force visuel, le film fascine par sa dimension morale et sensuelle. Fredric March ,récompensé par l’Oscar du meilleur acteur ,livre une performance déchirante : élégant et idéaliste en Jekyll, il devient une créature bestiale, libérée de toute inhibition, en Hyde. Mamoulian ose ici une lecture très érotisée du récit, notamment à travers le personnage d’Ivy , dont la vulnérabilité annonce les héroïnes tragiques du cinéma pré-Code.
Esthétiquement, le film oscille entre le romantisme noir et le cauchemar gothique. Les jeux d’ombres, les reflets déformants et les ruelles humides de Londres traduisent une angoisse constante : celle de voir la civilisation céder sous la pression des instincts. Mamoulian, d’origine arménienne et formé au théâtre, donne au mythe une portée universelle : Jekyll et Hyde, ce sont les deux faces de chaque être humain, la raison et le désir, la bienséance et la pulsion.
Si certains passages paraissent aujourd’hui datés, Dr. Jekyll and Mr. Hyde demeure un jalon essentiel du fantastique américain, annonçant autant Frankenstein que Psycho. Un film à la fois audacieux, troublant et d’une grande élégance — l’une des plus belles réussites du cinéma des années 30.