Dans son nouveau film présenté à Cannes, Ryusuke Hamaguchi explore, avec étrangeté, le deuil et la jalousie avec la grâce qu’on lui connaissait déjà.


Au soir du 17 juillet, Ryusuke Hamaguchi est entré dans un cercle très fermé, qui ne compte, parmi ses illustres membres, que Kim Ki-duk, Henri-Georges Clouzot et Ingmar Bergman. Celui des cinéastes primés, la même année, dans deux des trois festivals majeurs (Cannes, Venise et Berlin). Déjà lauréat, en mars, du grand prix du jury de la Berlinale 2021 pour Wheel of Fortune and Fantasy, le réalisateur japonais a reçu, lors du dernier Festival de Cannes où il faisait figure de favori de la presse internationale, le prix du scénario. Une récompense largement méritée qui vient saluer la minutie et la finesse de l’écriture de son Drive My Car, librement adapté d’une nouvelle tirée du recueil Des hommes sans femmes d’Haruki Murakami.
Ryusuke Hamaguchi pose sa caméra au sein du couple, Yusuke et Oto Kafuku, soudé par une épreuve douloureuse : ils ont perdu un enfant. Lui est acteur et metteur en scène, elle scénariste pour la télévision qui puise son inspiration dans les rapports charnels. Un jour, Yusuke rate un avion et rentre chez lui plus tôt que prévu. Il surprend sa femme au beau milieu d’un ébat avec son amant, un jeune comédien. Impassible, il tourne les talons sans rien dire et surtout sans qu’elle le voie. Oto ne saura jamais rien de cette découverte. Elle meurt avant que le sujet ne puisse être évoqué. Il devra vivre avec.


C’est alors, après 45 minutes de prologue, que l’histoire fait un bond de deux ans dans le futur, alors que Yusuke prend la tête d’un festival de théâtre à Hiroshima. Il va monter Oncle Vania, une pièce de Tchekhov. Le metteur en scène se voit également contraint de laisser les clés de sa précieuse Saab 900 rouge à Misaki, une chauffeure aussi peu prolixe que lui. Cette dernière vient perturber le rituel de l’artiste qui, au volant pendant de longs trajets, apprend les dialogues de sa pièce sur une cassette audio où sa défunte femme lui donne la réplique.


Après Senses (2015) et Asako I & II (2019), le cinéaste poursuit l’exploration de ses thématiques : intimité, jalousie, deuil, mensonge, tristesse, disparition. Inspiré par Éric Rohmer et son mentor Kiyoshi Kurosawa, Hamaguchi livre cette fois un huis clos mental dans l’habitacle d’une voiture, un trajet – au propre comme au figuré – pour ces deux intrigants personnages qui, à mesure que les kilomètres défilent, entrouvrent la porte de leurs sentiments. Un mystérieux road movie intérieur de trois heures (soit moitié moins que Senses) d’une extrême délicatesse. Au gouffre émotionnel dans lequel il pourrait plonger ses protagonistes et ses spectateurs, Hamaguchi préfère la retenue. Parfois trop, avec un deuxième acte qui s’étire sans que l’émotion ne puisse transparaître. Jusqu’à une conclusion, dont on ne dira rien, qui ponctue sublimement ce tunnel cinématographique. Hamaguchi effleure, caresse – voire ennuie par moments – avant de gifler.


Outre un scénario chirurgical, la mise en scène du Japonais offre une leçon de précision. En une coupe de montage, il passe d’un plan large où il noie ses deux âmes en reconstruction dans l’immensité à un plan très serré pour plonger dans les méandres de leur visage. Pour capter une étrangeté certaine, cette présence qui plane au-dessus de Yusuke et Misaki tout au long du déroulement, nul besoin de faire virevolter sa caméra. Hamaguchi allonge le temps en faisant répondre des silences et des non-dits. Il filme les mots et les maux. Et c’est déjà beaucoup.

Créée

le 19 sept. 2021

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Emilio Meslet

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