La parole est d'argent, le silence est d'or

De Ryusuke Hamaguchi, je n'ai vu que le formidable Asako. Tournant dans la carrière du réalisateur, le film frappe par un doux réalisme perdu dans un long tourbillon d'émotion.
Août 2021, le nouveau chef-d'oeuvre d'Hamaguchi est enfin disponible dans les salles françaises. Sur feuille blanche, le mélange entre Murakami et le style choral d'Asako tient beaucoup de promesses. Hamaguchi n'est pas le premier à adapter une histoire murakamienne, récemment Lee Chang-Dong s'y est mis pour le meilleur avec son Burning. Drive my car en partage les tourmentes, contemplations, douleurs et plaisirs. En clair, ce film colossal de trois heures, à la croisées des styles, parvient à être d'une densité rare sans jamais perdre le spectateur sur l'histoire qu'il raconte.


Le film raconte l'histoire du metteur en scène Kafuku et son quotidien avec sa femme Ono. Plongé directement dans l'intimité du couple, le spectateur peine à réellement s'investir dans cette relation, dont il n'a que quelques échos à travers les scènes de sexe. Les minutes défilent et progressivement, on prends conscience de ce qui ne va pas dans ce couple, qui paradoxalement s'aime à la folie. Cette grande introduction de quarante-cinq minutes ouvre le bal pour le reste du film, qui suit Kafuku chargé d'adapter la pièce Oncle Vania de Tchékhov, deux années plus tard après l'introduction. Petite subtilité cette fois-ci, Kafuku doit faire deux heures aller/retour chaque jour en voiture, avec l'obligation d'être conduit par une chauffeuse de la compagnie dans laquelle il travaille, nommée Misaki, alors que ce dernier déteste ne pas être au volant.


Le silence de la voiture d'un côté, la parole du théâtre de l'autre, telles sont les deux situations qui vont amener Kafuku a enfin accepter la vérité.
Hamaguchi est très malin, quoi de mieux qu'une troupe de théâtre multilingue pour aborder de tels sujets ? Il multiplie les différentes situation, ou personnages sont exclus par la langue, spectateurs par la non connaissance de l'histoire de la pièce qui est en jeu. Quels effets cela produit cinématographiquement ?
L'intérêt principal réside dans le développement psychologique de Kafuku. Ce dernier confronté aux autres prends subtilement conscience de ses tourments intérieur. Le décalage crée par le langage et le théâtre permet des scènes, ou, ce qui est intéressant n'est pas le contenu intrinsèque du scénario, mais bien les dynamiques entre personnages. En d'autre terme, un réalisateur pas très futé serait tombé dans le piège de parler de la pièce de théâtre en soit, de se concentrer sur la mise en scène de son scénario. Hamaguchi, avec beaucoup d'intelligence, ne tombe pas dans ce pièce, et décide plutôt d'utiliser le théâtre pour développer la psychologie de ses personnages de façon "caché", ou parfois plus explicite à travers des répliques qui résonnent très fort. Le spectateur est donc naturellement invité à étudier ce qui se joue réellement dans la tête de Kafuku. Ainsi, avec un tas de scènes de répétitions, donc des paroles, le réalisateur montre des non dits.
Si tout le casting n'est pas aussi développé que le personnage principal, certaines figures demeurent marquantes. je pense par exemple à Takatsuki (que je ne développerais pas plus pour ne pas spoil), ou Lee Yon-a, de loin la plus intéressante de la troupe puisque cette dernière est muette. Dans un film sur la parole, elle montre que le silence et les signes sont parfois plus communicatifs. Hamaguchi ne se sert jamais de ce personnage pour du pathos forcé, ses apparitions se font toujours cohérentes. Le multilinguisme des situations se sert des différences propres à chacun pour se défaire véritablement des mots.


Si la parole est de mise pendant une partie du film, elle est beaucoup moins facile à "provoquer" durant les trajets en voiture. L'évolution de la relation entre Kafuku et Misaki est l'un des aspects les plus touchants du film. Très pudique (en opposé aux scènes d'introduction) elle montre, contrairement à beaucoup d'autres histoires, que l'on peut développer une relation d'une sincérité émouvante avec quelques paroles et gestes; le film ne tombe pas dans le travers de la romance forcée et prévisible, ou un tas de dialogues impulsifs dans le seul but d'en avoir. Le film prends juste son temps pour développer les personnages. Hamaguchi montre tout son talent à faire des choses simples et subtiles. Il arrive à marquer l'esprit avec des petits plans anodins de quelques secondes, pour que des dizaines de minutes plus tard le spectateur comprenne l'implication de certains détails dans l'évolution des personnages.
Le rythme et l'esthétique des trajets de voiture racontent à eux-mêmes beaucoup de choses. Lents et posés, silencieux et contemplatifs, ils agissent comme une thérapie, un chemin vers la grâce qui apaise la souffrance de ses personnages. Le spectateur est comme immergé dans le véhicule, magnifié par la conduite absolument parfaite de Misaki, dont les éloges ne manquent pas dans le film. Impossible de ne pas être détendu lors de ce long voyage, dont le point culmine au moment ou Hamaguchi décide de couper tout son pendant une minute.


Finalement, pour la personne immergée dans le film, il est impossible de ne pas ressortir bouleversé. La quête de Kafuku pour retrouver le bonheur durant ces trois heures marquent est immensément satisfaisante. Elle trouve son apothéose dans un final d'une sensibilité rarement atteinte, ou le silence soigne enfin. Hamaguchi a tout compris du cinéma, il en maitrise les codes sensoriels et les multiplie en fonction des situations. Drive my car se révèle comme un film complexe, très dense et détaillé, qui hante son spectateur une fois le visionnage achevé. Le chemin est long, mais à la fin, nous nous reposerons.

Dfez
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le 19 août 2021

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