Le Temps est une notion abstraite, force invisible en elle-même et imperceptible dans l’instant, mais à laquelle l’univers entier se trouve pourtant soumis. Par ailleurs, Einstein nous l’a enseigné, c’est aussi une chose relative dans la perception que l’on en a. Mis en rapport avec un déplacement dans l’Espace, seule et unique dimension à travers laquelle nous pouvons ressentir ses effets, il semble en effet s’écouler plus ou moins lentement suivant où l’on se situe et la vitesse à laquelle on se déplace.


Le cinéma, lui, est une machine à simuler cet écoulement. De quelques milliers d’images fixes défilant dans un projecteur, il créé l’illusion d’une continuité animée, en mouvement, bref, de la vie. Suivant le nombre de photogrammes enregistrés et projetées à la seconde, ce Temps simulé peut même être accéléré ou ralenti, effet en fait aussi vieux que le cinématographe et notamment déjà utilisé en 1923 dans Les Trois Âges de Buster Keaton. Ajoutez à cela l’art du montage, c’est-à-dire à dire de l’ellipse et de l’association/confrontation d’images, et c’est alors le principe même de la loi de la relativité que l’on peut simuler. Autrement dit, créer différents univers fictifs, chacun obéissant à son propre régime temporel, mais tous articulés par un savant montage alterné et nombre de rimes visuelles et associations d’idées les amenant insensiblement à converger.


Voilà en résumé le très simple et en même temps très ambitieux programme de Dunkerque. Ou comment faire de trois images une, de trois points de vue subjectifs parallèlement portés sur un seul et même événement historique (l’Opération Dynamo, épisode clé de la Seconde Guerre Mondiale) sa vérité multiple. Soit ici trois lignes narratives entrelacées et autant de dimensions temporelles mises sur le même plan (une semaine, un jour, une heure, toutes racontées en 1h46min de film) tout en étant respectivement associées à trois des éléments primordiaux (terre, mer, air), tandis que le quatrième, le feu, précipitera la soudure finale (une main en tenant fermement une autre, limpide image de cette idée que seule l’union fait la force dans l’adversité).


De là à dire que Christopher Nolan, comme le premier long métrage de Buster Keaton avant lui, marche sur les traces de David W. Griffith, grand inventeur (ou du moins vulgarisateur) des premières techniques de montage et par là même de formes de storytelling « purement » cinématographiques (montage alterné dans Naissance d’une Nation et parallèle dans Intolérance), il n’y a qu’un pas, petit et géant à la fois. Et pour cause, le fait est que depuis au moins Memento, le cinéaste britannique n’a eu de cesse d’expérimenter diverses formes de narrations non-linéaires. Celles-ci répondant d’une certaine façon à l’idée selon laquelle, à l’heure où la technologie permet de s’affranchir des distances réelles, notre rapport au Temps se trouve totalement bouleversé, perpétuellement bombardés de flux d’actualités présentes et passées que nous sommes.


Mais si, jusqu’alors, l’auteur d’Inception (et ces déjà trois strates temporelles imbriquées) se faisait presque à chaque film un devoir de tordre le Temps à sa volonté de control freak démiurgique, encore mettait-il cette marotte au service d’une histoire. Une histoire où le scénario imposait plus ou moins systématiquement sa loi à la mise en scène. Ainsi prenait-il toujours grand soin de s’inscrire dans une certaine tradition hollywoodienne, où l’expérimentation est toujours la bienvenue, certes, mais à la condition de s’acclimater aux règles d’un cinéma à vocation narrative et populaire, et donc d’arrondir ses angles les plus obtus pour à tout prix demeurer accessible au plus grand nombre (ou à l’idée que s’en font les executives, marketeurs et autres financiers…).


Or, ici, pour la première fois de sa carrière hollywoodienne, Christopher Nolan semble prendre le (relatif) risque de faire passer sa naturelle tendance à l’abstraction, à un cinéma conceptuel, avant cet impératif d’accessibilité. Ou du moins se fait-il moins didactique qu’à son habitude, en revenant par exemple à une économie de cinéma muet, quasi exclusivement mû par la seule action, et aussi en poussant assez loin le travail sur l’image (couleur, texture, composition) et le son, gage particulier d’immersion. En résulte alors un objet assez étrange, à la fois très abstrait et très concret. Abstrait parce que son personnage principal, le Temps, est « à l’état naturel », sans aiguilles ou chiffres pour traduire son cours en termes visuels ou numériques, parfaitement désincarné. Et concret parce que, dès lors, tout l’enjeux cinématographique de Dunkerque est de trouver divers moyens de figurer son écoulement et le sentiment d’urgence qui l’accompagne. Et ce, la plupart du temps sans ralentis !


Première solution, la plus facile : le recours à la musique d’Hans Zimmer & Co., à la fois orchestrale et industrielle, minimaliste et bourrine, sur la pulsation métronomique de laquelle Christopher Nolan s’appuie toujours autant pour donner une tonalité à certaines de ses scènes non dialoguées. Deuxième solution, déjà un peu plus élaborée et à laquelle recoure aussi beaucoup le réalisateur : la figuration symbolique. Concrètement, il s’agit de toutes ces scènes où, progressivement, à la façon d’un sablier, un espace dans lequel sont pris au piège un ou plusieurs personnages se remplit d’eau (le cockpit entrouvert d’un avion, la cale d’un bateau-passoir, le cadre même de telle ou telle scène avec la montée de la marée ou lors d’un naufrage), ou bien, à l’inverse, se vide de son carburant (le Spitfire de Tom Hardy). Et enfin, troisième et dernière solution parmi d’autres : le montage qui, à son niveau le plus macro, tient de la plus monumentale architecture. Entendez par-là cette façon qu’à Christopher Nolan - et c’est sa signature - de découper son récit difracté comme on édifierait une gigantesque pyramide, strate par state, face par face, et de prolonger la montée en tension vers son climax en accélérant progressivement l’alternance des points de vue finissant par y fusionner.


Cela étant, qui dit tension dit conflit, et appelle une façon proprement cinématographique de le représenter lui-aussi. Ce conflit, en l’occurrence, c’est ici le plus simple et universel de tous : la lutte pour la survie à chaque seconde qui passe, rien de plus (pas ou si peu de trauma antérieur…), rien de moins (… mais un présent qui en a tout le poids). « L’Ennemi » désigné, cet autre abstraction recoupant partiellement celle du Temps, n’est donc pas tant l’armée allemande (que l’on ne voit quasiment jamais) que la mort elle-même, et la peur naissant de la proximité avec celle-ci. Une mort qu’il s’agit de fait également de représenter, mais dans les contraintes de la classification PG-13, cette fois-ci. Ce qui exclue d’office d’emprunter la voie spielbergo-gibsonienne, sauf à la rigueur dans le design sonore (cf. le terrifiant bruit des chasseurs de la Luftwaffe fondant sur leurs cibles) et ne laisse plus par conséquent que celle du classicisme. Une voie qui, exemplairement éprouvée par un nombre incalculable de westerns, consiste à opérer une équivalence entre la mort, le hors-champ et tous les projectiles issus de celui-ci (balles en rafales, torpilles, missiles et autres avions) dont les trajectoires létales viennent percer le champ, domaine de la vie en sursis.


Et cependant, il est aussi dans Dunkerque un autre genre de hors-champ, quant à lui synonyme d’espoir. C’est autre hors-champ, parfaite réponse au précédent, quel est-il ? Précisément celui qui se cache derrière cette ligne d’horizon que Christopher Nolan et son directeur photo Hoyte Van Hoytema ne cessent de placer à mi-hauteur de leur cadre, fine ligne unissant ciel et mer. En fait, cette ligne-là, traditionnelle et romantique image d’un désir d’évasion, a ici la même fonction que celle du trou noir engloutissant Cooper à la fin d’Interstellar. Véritable perspective de survie, et plus encore, de salut, elle pointe tel un phare mis à l’horizontal le retour au foyer tant espéré. Elle figure picturalement, et donc encore une fois abstraitement, cet invisible au-delà de la guerre et de la mort. Invisible et en même temps à portée d’yeux, ce qui, in fine, explicite l’un des motifs et thèmes centraux du film. À savoir celui de l’acuité visuelle, aptitude qui, bien employée, offre la possibilité de voir un peu plus loin, d’anticiper sur les micro-évènements et ainsi de se projeter légèrement dans le futur de façon à toujours mieux ajuster sa conduite au présent le plus immédiat.


« Hope is a weapon. Survival is victory » : c’est l’une des phrases promotionnelles du film. Et de fait, dans Dunkerque, les plus victorieux dans la débâcle se révèlent être les plus clairvoyants, ceux qui n’auront eu de cesse de chercher dans la scénographie de leur purgatoire les moyens de s’en échapper (cf. les trouvailles des deux resquilleurs). Ceux aussi qui, dotés d’une plus longue vue encore, auront concrètement marqué le paysage de leur résolution à traverser ce Styx qu’est la Manche jonchée de cadavres les séparant de la mère-patrie (cf. la nouvelle jetée fabriquée de toute pièce). Et ceux enfin qui, dans un sens plus figuré, auront su voir « au-delà » : au-delà des traumatismes et du défaitisme, au-delà de la peur-panique et de l’effet de meute le plus aveuglant, au-delà d’une jauge trompeuse, de la pensée à court terme ou encore de la honte de rentrer à la maison sur une défaite. En d’autres termes, on parle-là de regard résilient. Résilience sans laquelle le peuple de Churchill n’aurait sans doute pas trouvé les moyens, par-delà le Blitz et toutes les conventrisations à venir, à transformer une défaite en victoire. Ou comme le disait le très british majordome d’un jeune orphelin s’exerçant au super-héroïsme : « Pourquoi tombons-nous ? ... »


Enfin, tout ça pour dire qu’il serait un brin réducteur de ne voir en Dunkerque qu’un nouveau « rouleau-compresseur » à la sur-maîtrise aussi froide que vaine. Car ce serait là confondre froideur et sensorialité, vacuité et épure. Et plus encore, ce serait ne pas (vouloir) voir que sur les trois fils narratifs de Dunkerque (dont un seul est véritablement dialogué), les jeux de regards, non-dits et images s’y montrent bien plus subtilement loquaces en termes d’informations et efficaces émotionnellement parlant que les mots. Preuve s’il en est que Christopher Nolan, parfois caricaturé dans sa tendance à faire expliquer ce qui se passe, s’est passé ou se passera plutôt qu’à le montrer, progresse dans son art de la mise en scène pure. Sans doute était-ce même la meilleure chose qui pouvait arriver à son cinéma à ce moment de sa carrière que cette idée de revenir aux fondamentaux du cinéma muet, et avec eux à une certaine simplicité dramaturgique. L’habituel psychologisme de ses films n’aura évidemment pas disparu dans l’opération - et pourquoi le ferait-il, d’ailleurs ? -, mais aura ainsi muté en une sorte d’existentialisme imprégnant plus naturellement chaque action, situation scénique ou tableau digne de figurer dans un musée. Alors voilà, tant pis pour les quelques problèmes de gestion de l’espace, l’occultation volontaire du « sang et des larmes » ou bien encore ce léger sentiment de ressassement, et vive le 70mm, les blockbusters en prise de vue réelle et le syndrome de Stendhal !

Créée

le 30 juil. 2017

Critique lue 641 fois

22 j'aime

8 commentaires

Toshiro

Écrit par

Critique lue 641 fois

22
8

D'autres avis sur Dunkerque

Dunkerque
Sergent_Pepper
4

Sinking Private Nolan

Voir Nolan quitter son registre de prédilection depuis presque 15 ans, à savoir le blockbuster SF ou du super-héros, ne pouvait être qu’une bonne nouvelle : un écrin épuré pour une affirmation plus...

le 22 juil. 2017

200 j'aime

37

Dunkerque
guyness
4

Effets de Manche

J'ai pleinement conscience de l'extrême prudence, de la taille des pincettes qu'il me faut utiliser avant de parler sans enthousiasme excessif d'un film de Christopher Nolan, tant ce dernier a...

le 22 juil. 2017

178 j'aime

56

Dunkerque
Halifax
9

La Grande Evasion

La jetée, une semaine La mer, un jour Le ciel, une heure Trois lieux, de multiples histoires, un seul objectif : s'échapper pour survivre. Christopher Nolan ne s'embarrasse pas de contexte. Puisque...

le 18 juil. 2017

160 j'aime

8

Du même critique

Mad Max - Fury Road
Toshiro
10

Shebam! Pow! Blop! Wizz! KABOOOUUUM!!!!!!!

C’est quoi le cinéma ? A cette question certains répondent : le cinéma, c’est avant tout le texte. On reconnaît bien là les « théâtreux », les adeptes de la hiérarchie des formes d’art, ceux qui...

le 31 mai 2015

51 j'aime

25

Alexandre
Toshiro
8

Les statues de marbre se souviennent-elles des hommes antiques ?

Si Alexandre Le Grand est reconnu dans le monde entier pour avoir été l’un des plus grands conquérants de l’histoire, il fascine aussi pour le mystère qui l’entoure ; un mystère qui tient beaucoup à...

le 15 mars 2015

43 j'aime

14

Batman v Superman : L'Aube de la Justice
Toshiro
7

Le météore et la nuit

DANGER : zone radioactive pour les allergiques au spoiler. Et pire encore : je mords aussi. Rorschach’s journal. 2016, Easter day : Un ex prof de philo du MIT a un jour posé cette question : «...

le 30 mars 2016

38 j'aime

21