Je me demande sérieusement pourquoi je ne me suis pas déjà empressé d’aller voir les autres films de Gus Van Sant. Parce que celui-là a considérablement marqué ma vie de spectateur. Il y a une période où j’adorais le regarder en boucle, lui aussi. Ce film, c’est un peu un alien. On est d’accord.
Dans Elephant, il ne se passe pas grand chose (ou du moins, seulement à la fin), et le film est plutôt court. On suit un fragment de la vie de quelques étudiants en un plan-séquence pour chacun d’entre eux : l’artiste, l’ado un peu triste et en retrait, le bouc émissaire, le don Juan, le trio de filles superficielles, et puis ce binôme amer de garçons. J’aimerais avoir les outils nécessaires pour parler de ce film, parce qu’il y a beaucoup à dire.
D’abord : ces images, ces scènes, ce grain, ce ton... sont tout simplement bouleversants. Et je pèse mes mots, car j’ai rarement vu de telles images qui parviennent à la fois à émerveiller et à pétrifier. On le sent dès le commencement que quelque chose ne tourne pas rond, même si tout va en crescendo et que les débuts se veulent beaucoup plus sereins que cette fin extrêmement forte.
Ce qui fait d’une part l’originalité du film, c’est que chaque (ou presque) chapitre consacré à un personnage mêle un passage de la vie d’un autre. Tout est minutieusement arrangé pour que le spectateur se souvienne et croise une fois encore ce qu’il a vu plus tôt. Allez le voir, c'est assez bien fait.
Ces plans-séquences ne nous révèlent presque rien : les dialogues sont moindres ; mais on est totalement plongé là-dedans, notamment parce que la caméra suit leurs pas, comme si on était derrière eux. Il y a aussi et surtout la magnifique bande son qui s'empare de cette menace ou présage que l'on entrevoit depuis le début. Quand vient le chapitre du binôme - ce couple haïssable -, le morceau Für Elise commence (écoutez-le pour vous rendre compte à quel point il est puissant), et il rythme prodigieusement leur passage. Le point culminant surgit : on apprend que tous deux ont vu la violence à travers les écrans, et qu’ils veulent la reproduire matériellement. Ils achètent des armes, s’entraînent avec, déterminent le plan à suivre, se rendent au lycée avec une sorte de tranquillité glaciale, et tuent tout ce qui bouge, y compris les personnages que l’on a croisés auparavant.


Et c’est peut être là que réside la matière ultime du film : choquer par cette monstruosité illégitime commise par ces deux garçons à l’égard des autres élèves.
Gus van Sant a voulu nous montrer les sources d’un tel crime moderne : l’adolescence manipulée par les médias, la vente d’arme légale, l’absence de cadre familial solide (représentée dès le début avec le père complètement bourré du blond qui l’emmène au lycée, puis avec la volonté de Gus van Sant de cacher le visage des parents d'un des deux tueurs). Et enfin et surtout les conséquences des troubles individuels (l'importance donnée au regard destructeur d'autrui sur soi marqué par l'anorexie des trois filles, et la sexualité non assumée des deux tueurs, entre autre).

jerrej
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le 27 avr. 2016

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