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Au départ, c’est une promesse : la voix tranquille mais insistante de Jacques Audiard semble murmurer un chant de métamorphose, de purgation, de musique et de corps délivrés. Dans un décor de cartel mexicain, le personnage central — appelé « Manitas » puis, après transition, « Émilia Pérez » — se détourne des affaires de violence et de sang, aspire à une réinvention, à un « être-sexe » neuf, au-delà des roues crissantes et des cadavres enfouis. L’idée même du film captive : un baron d’un narco-empire qui devient femme, change de nom, se choisit un autre visage… Et toute cette musique, cette comédie musicale en espagnol, comme si le réel se jetait en danses et en vocalises pour signifier le passage. Le cadre est outré, splendide, inventif ; on croit au début à un sursaut, à une expansion du cinéma d’Audiard hors de ses ombres familières. On entre dans le tunnel avec un souffle, on croit à la remontée. Jusqu’à ce que le plan, la partition, la narration se mettent à vaciller — et que tout s’effondre.


La première partie du film possède encore une énergie visuelle, un corps d’acteurs (Karla Sofía Gascón dans le rôle titre, Zoë Saldaña en avocate) qui tente de donner chair à ce changement, qui ose le geste. L’éclairage cisèle les peaux, la lumière caresse et fracasse à la fois ; la lente montée de la machinerie scénographique flatte l’ambition. On y perçoit un propos : le changement de genre comme libération, mais aussi comme retour sur soi, sur l’ombre, sur les violences passées. On pourrait se dire que l’œuvre va traiter ce sujet avec finesse, que la musique va transcender le drame. Hélas, très tôt, l’architecture de l’intrigue se fragmente. Les arches dramatiques, les prétendues « chansons-mouvement » et les digressions de style (reggaeton, comédie musicale, thriller de cartel) s’entrelacent sans conviction. La mise en scène, pourtant techniquement solide, commence à souffrir de son propre éclat. Le montage oscille entre deux pôles — la violence sèche d’un crime, la séquence lyrique d’un cœur qui bat — mais sans que leurs rythmes ne trouvent un horizon commun.


Et plus grave encore, l’épaisseur du personnage « Émilia » s’amenuise. Le film proclame que ce changement est radical, que la femme qu’elle devient est « elle-même », mais l’écriture ne suit pas. Car on pressent que l’auteur reste attaché à son passé de baron de la drogue, et que la transition devient un décor plus qu’une véritable mutation intérieure. Le film s’entête à vouloir offrir le retour du héros-entreprise, à marcher sur les casseroles, à retomber dans les vieux démons : et pendant ce temps, nous, spectateurs, avons quitté le wagonnet. Le basculement n’est pas crédible : changer de sexe ne change pas une personne, et si l’on admet cette complexité, alors pourquoi faire de la transition un simple effet dramatique ? Le trouble du personnage reste en surface. Le film, qui voulait être une ode, se mue en catalogue d’intrigues : blanchiment, meurtre, rédemption, transition, fuite, musique, danse. Trop de portes ouvertes, trop peu d’approfondissement.


Le traitement musical, pourtant annoncé comme porteur, apparaît finalement comme une faute de goût. On attendait une vibration, un souffle qui lierait l’interne et l’externe, la violence et le chant, l’ombre et la lumière. Mais la partition reste souvent anecdotique, froide, sans corps. La musique arrive, mais ne fait pas vibrer l’ostinato dramatique. Les numéros chorégraphiés donnent une dimension visuelle mais ne relient jamais le personnage à son paysage intérieur. On la sent là pour marquer le genre, pas pour porter la psychologie — cette dernière pend hors champ, sous-écrite.


Par ailleurs, le film passe complètement à côté de son sujet : la transsexualité, qui s’imposait comme champ d’interrogation profond, devient ici simple tournant scénaristique. Le discours sur l’identité se dilue dans l’action, dans la mécanique du récit. On ne ressent jamais la chair de cette transition — ses douleurs, ses doutes, ses vertiges. Le film semble craindre de pénétrer l’intime, et choisit à la place l’amplitude spectaculaire. Le décor (Mexico, les cartels) devient un écrin de clichés — et l’on tourne sans jamais croire à cet écrin ni à l’engagement. L’impression générale est celle d’un cinéma qui s’éparpille là où il devait concentrer.


L’actrice Karla Sofía Gascón n’est pas en cause ; au contraire, elle se donne avec sauvagerie et volubilité et mérite d’être vue, mais la direction de son personnage s’égare. On ne croit pas un instant que « Émilia » et « Manitas » ne font qu’un — la narration reste trop littérale, trop ancrée dans les enjeux externes pour qu’on perçoive le glissement intérieur. Le film continue de la filmer comme « ex-seigneur du crime devenu femme », comme s’il fallait lui pardonner ou se faire pardonner, plutôt que l’entendre. Le reproche tient au manque de cohérence des caractères : on nous montre que cette personne différente replonge dans ses travers — mais pourquoi, et comment ? Le film ne nous le donne pas. Le récit se courbe, s’arque, mais ne se muscle jamais. Dès que le spectateur vacille, l’élan est perdu.


En clair : cette œuvre qui se voulait « trans-genre » dans le double sens du terme — genre comme forme, et comme mutation — demeure d’une superficialité cruelle. Elle use de la transsexualité comme effet de style, d’un cartel mexicain comme décor d’exotisme et d’une comédie musicale comme appât festivalier. Le métissage des registres (thriller, musical, drame psychologique) finit par devenir un affaiblissement, car aucun de ces terrains n’est réellement exploré. Le cynisme prend le dessus. Le film se consume dans ce qu’il voulait transcender : la violence, le chant, la transformation. On quitte les derniers plans machinalement impressionnés, mais jamais convaincus. Le regard du réalisateur semble pointer vers un horizon lourd de promesses, mais l’horizon reste invisible.


On admire encore les quelques cadres photographiques, la justesse ponctuelle des acteurs, le souffle audible de la première demi-heure. Mais le reste n’est qu’embardée, et la fatigue se lit sur les visages, sur les dialogues, sur les envolées musicales. Une part de désir s’éteint au profit d’un désir d’emporter tout ; et c’est la chute. Ce film — pourtant attendu, commenté, parfois encensé — ne parvient pas à tenir l’amplitude, à maintenir la vérité. Il annonce une révolution ; il nous offre un feu de paille.


Quand on se détourne de l’écran, ce n’est pas la trace d’un choc qui demeure, mais celle d’un regret : celui d’un cinéaste dont l’ambition méritait d’être tournée vers l’intérieur plutôt que vers la célébration. L’image finale se perd dans un faisceau de paillettes sans brûler. Le souffle promis s’éteint ; et le métamorphe reste prisonnier de sa cage.

Créée

le 12 nov. 2025

Critique lue 106 fois

Kelemvor

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