Enola Holmes
5.5
Enola Holmes

Film de Harry Bradbeer (2020)

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Le hasard de mes relations a voulu que je regarde Enola Holmes deux jours après La Chronique des Bridgerton. Deux histoires assez différentes, dont le seul point commun est de se dérouler dans l'Angleterre du XIXe siècle (mais non pas à la même époque). Cela rend la comparaison assez cruelle pour Bridgerton.


Avec Bridgerton, je me suis contentée de mon rôle de spectatrice qui admire les jolis costumes et décors. C'était déjà bien, mais pas assez pour un film à prétention historique. Avec Enola Holmes, j'étais dans le plus pur victorien. Immersion réussie.


Tout d'abord, ne prenons pas Enola Holmes pour ce qu'il n'est pas. Il s'agit d'une adaptation des livres de Nancy Springer « Les Enquêtes d'Enola Holmes », qui est une série de livres pour adolescents dont l'héroïne, au moment de la disparition de sa mère, a... 14 ans (dans le film elle a été réhaussée de deux ans). Rien à voir avec des livres pour adultes. Et ce film a également gardé un public de destination adolescente. Autant dire qu'il n'a pas les prétentions d'un film pour adultes, mais plutôt d'un film familial.


Ne prenons pas non plus Enola Holmes comme un Sherlock Holmes canon. Je suis une fervente admiratrice de l’œuvre de Conan Doyle, Benedict Cumberbatch restera dans ma mémoire comme Le Sherlock Holmes insurpassable, mais nous sommes ici dans quelque chose de tout à fait différent, qui tient davantage à de la revisite de l’œuvre qu'à son respect intégral. Et pourquoi pas ?


Alors forcément, le film souffre de plusieurs faiblesses. Il se permet notamment un certain nombre d'invraisemblances (le tueur pour ne citer que lui) qui, j'aime à le croire, n'auraient pas osées dans un film pour un public adulte. Tout aussi regrettable, le film se perd entre film initiatique et film d'enquête. L'enquête, les enquêtes devrais-je dire, sont plutôt light, et manquent cruellement de cette capacité de déduction qui faisait le propre de Sherlock Holmes.


Et pourtant, sorti de ces défauts, c'est l'un des meilleurs films que j'ai vus sur l'histoire sociale de l'époque victorienne. Et contrairement aux apparences, il n'y a là aucun cliché.


Ordre vs chaos. Mme la grand-père du marquis est une femme à la mentalité victorienne assumée. « Dieu nous a fait naître où nous sommes, nous devons nous satisfaire de notre position et ne pas chercher à devenir ce pour quoi nous ne sommes pas nés. » Elle tient à l'ordre, à l'immuabilité des positions sociales, seuls garants de stabilité et de sécurité dans le pays. Et pense que si toutes les femmes souhaitent sortir de leur condition, ce sera le chaos. Vouloir la stabilité de son pays est tout à fait louable. Mycroft Holmes est dans cette même mouvance. Peut-on le lui reprocher ? Il travaille au gouvernement, et a tout à craindre des mouvements révolutionnaires.


Féminisme, oui, mais lequel ? Dans Enola Holmes, deux féminismes s'entrecroisent : le féminisme révolutionnaire incarné par Eudoria Holmes, et le féminisme pacifique représenté par le jeune marquis et son vote. Faites votre choix. Le féminisme révolutionnaire effraie, marque les esprits, mais tue. Le féminisme pacifique semble plus audible, plus "propre", mais comme l'avait fait remarquer je ne sais plus quel homme politique non sans humour, « les femmes devraient se souvenir que les grandes avancées sociétales réalisées à leur profit l'ont été grâce au vote des hommes », ce que le film rend merveilleusement bien en filigrane. Mais sans féminisme, y compris révolutionnaire, il n'y aurait pas de droit de vote des femmes. C'est la force de ce film de présenter ces différents segments en toute ambiguité.
D'ailleurs, Enola est-elle même réellement féministe ? Rien n'est moins sûr. Féministe par reproduction sociale, oui. Sa mère l'élève dans cette mouvance. Mais lorsqu'elle découvre les tonneaux de poudre nécessaires aux actions musclées de sa mère, elle n'approuve pas réellement. C'est d'ailleurs plus ou moins à ce moment-là qu'Enola commence à se désintéresser de la recherche de sa mère. De la même manière, lorsqu'elle vient en aide au jeune marquis, c'est parce qu'il ne sait pas se défendre seul. Ce n'est pas par conviction politique que chaque voix compte. Cela se voit bien dans la scène finale où la mère félicite Enola pour son action politique et que Enola semble un peu embarrassée. Enfin, oui, Enola finit comme détective, aide de son frère. Mais dans la logique de ce qui est montré, il est vraisemblable de penser que Enola sera détective pendant quelques années, puis s'assagira et épousera son jeune marquis. Ceci étant, c'est tout à fait cohérent. Après tout, Enola n'a que 16 ans, n'est jamais sortie de son manoir, avoir des convictions politiques réelles aurait été déplacé.


Alors, qui sont les méchants ? Au-delà des méchants évidents, je voudrais revenir sur Mycroft, la directrice d'école et Eudoria.


Opposer Mycroft et Sherlock serait facile. Ce n'est pas le choix que je ferais. Mycroft projette seulement sur Enola ce qu'il souhaite voir au futur, c'est à dire une femme conventionnelle, une reproduction de l'ordre social qu'il apprécie. Ce qui, en tant que telle, est tout de même une destinée beaucoup plus sure que détective semi-professionnel. N'oublions pas non plus qu'à cette époque, les hommes ne se mêlaient guère de l'éducation des petites filles, privilège de la mère. Et Sherlock n'a guère davantage d'idées en la matière, raison pour laquelle il ne s'oppose pas plus vigoureusement (outre le fait que Mycroft est le chef de famille) aux plans de son frère. Alors oui, Sherlock prend le temps de connaître Enola, contrairement à Mycroft. C'est oublier deux choses. Je suis à peu près persuadée que Mycroft connaissait les idées révolutionnaires de sa mère au vu des adjectifs qu'il emploie pour la désigner. Or Mycroft est celui des deux frères qui a le plus à perdre en cas de découverte des actions d'Eudoria Holmes au vu de son emploi. Par ailleurs, il peut légitimement craindre qu'Enola suive le même chemin que sa mère. Enola est jeune, une révolutionnaire risque la peine capitale, il veut, maladroitement certes, lui proposer une autre voie que celle tracée par sa mère.


La directrice d'école ? Pas si simple d'avoir une opinion tranchée à son sujet. Indubitablement progressiste, elle sait néanmoins que le meilleur moyen pour les jeunes filles qui lui sont confiées d'avoir un avenir est encore de les éduquer de manière classique. Avec Enola, elle n'est pas si sévère : une gifle quand Enola a été véritablement insolente (rappelons que nous sommes à une époque où l'on châtiait les enfants récalcitrants à coups de verges), et lorsqu'elle renverse la soupe sur ses camarades, elle discute avec elle au lieu de la punir au cabinet noir au pain sec et à l'eau. On a connu pire, comme mégère.


Et Eudoria ? Objectivement, sortie des grandes phrases, Eudoria abandonne sa fille à l'âge de 16 ans pour aller se mettre pleinement au service de la cause. A aucun moment Eudoria ne manifeste qu'elle souhaite être retrouvée par Enola. Elle lui donne de l'argent pour être indépendante, et vogue la galère. Toutes les déductions d'Enola seront faites à partir de la séance secrète qu'elle a interrompue. De l'égoïsme ? Le martyr suprême à sa cause ? A chacun de juger. Les grandes figures du féminisme ont dû elles aussi faire le sacrifice, sinon de leur vie, du moins d'une partie de leur vie privée pour faire avancer le droit des femmes. Reste qu'elle abandonne sa fille de 16 ans en comptant sur ses deux fils pour s'en occuper, alors qu'elle en escroquait déjà un pour récupérer de l'argent pour sa cause.


Conclusion :
Dans la série des Bridgerton, je réclamais du jeu avec le cadre historique. Eh bien là, je l'ai eu. Les personnages sont ambigus à souhait (je passe sous silence le jeune marquis, uniquement là pour coller avec le public visé), et se meuvent avec les convictions et les limites de leur époque. Avec une intrigue un peu plus serrée, ce film aurait atteint la perfection.


Ps : bisou, pas bisou ? Je ne sais pas si c'est intentionnel, mais j'ai souri quand j'ai vu qu'il n'y aurait pas de bisou entre Enola et le jeune marquis. Epoque victorienne oblige, on ne fait pas de bisou devant sa grand-mère, ni devant sa mère et son oncle, et certainement pas en public. Je n'en demandais pas autant, mais je m'en suis amusée.

Luevana
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Créée

le 7 janv. 2021

Critique lue 370 fois

Luevana

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