« Une année, un film » : Eve, réalisé par Joseph L. Mankiewicz et sorti le 27 avril 1951 en France.


Tout d’abord, je suis conscient que, en effet, le film est sorti aux US en 1950, ce choix de consacrer l’année 1951 à All about Eve peut donc sembler quelque peu abusif, mais je n’ai aucun regret concernant cela. En effet, le film jouit d’une certaine réputation auprès des critiques, et cela a également influencé mon choix, lequel a été payant, car il s’agit en effet d’une réelle satisfaction.


Eve nous plonge dans les coulisses du théâtre et du show-business, où tous les espoirs et tous les coups semblent permis. Le film débute avec la remise du prix de la meilleure actrice de théâtre de l’année, décerné à Eve Harrington, applaudie par la foule, à l’exception de certains invités. La voix-off d’Addison DeWitt, critique renommé, nous introduit ces mêmes personnages lors de la cérémonie, et nous invite à tout savoir sur Eve ( « I will tell you all about Eve » ), à travers un flashback qui couvre le reste du film, jusqu’au retour à la scène de départ.


Eve incarne l’humilité, l’élégance et la pureté au cœur d’une population d’apparence très surfaite et prétentieuse. Grande admiratrice de l’actrice Margo Channing (magnifiquement campée par Bette Davis), elle ne rate aucune de ses représentations et, grâce à Karen Richards, une amie proche de Margo, parvient à se faire inviter dans la loge de son idole. Elle y raconte alors son histoire, faite de malheurs et de faux-pas, et Margo décide finalement de la prendre sous son aile et de faire d’elle sa secrétaire privée.


Rapidement, le spectateur remarque un contraste entre les deux personnages. Margo est une diva imbuvable, qui tient à son image plus que tout, et a peu d’estime pour ceux qui travaillent pour elle. Véritable produit du show-business, elle est cependant en pleine remise en question. Jeune quadragénaire, elle n’a de cesse de s’inquiéter pour la pérennité de sa carrière, sa capacité à rester sur le devant de la scène, et à plaire à son mari, acteur à Hollywood. Eve, quant à elle, est une jeune femme qui ne possède rien sinon une flamme inextinguible qui l’anime et qui la pousse à suivre son rêve : celui de devenir actrice. Elle voue un respect sans faille à Margo, lequel s’avère d’ailleurs être réciproque. Point intéressant, le réalisateur a choisi d’effectuer la rencontre dans une modeste loge, où l’on découvre alors l’actrice hors de la scène, un masque de crème appliqué sur son visage, désacralisant soudainement le personnage, son apparence peu affriolante contrastant de manière singulière avec son attitude distinguée.


Belle mise en abyme du monde du théâtre et du show-business à l’orée des années 1950, Eve propose une palette de personnages permettant de dresser un tableau complet et intéressant d’un art souvent relégué au second plan depuis l’explosion du cinéma. Tous les rouages du mécanisme sont mis à contribution afin de ne rien laisser au hasard et de laisser le spectateur s’embarquer dans l’intrigue. Une intrigue somme toute assez complexe, qui va me pousser à spoiler afin de relever certains points de réflexion importants soulevés dans Eve.


Le film a surtout pour but de traiter de l’ambition, une ambition incarnée par Eve, personnage à l’humilité et à la fidélité sans failles, femme courageuse et animée par une forte volonté de réaliser ses rêves. Pourtant, il ne s’agit que d’une simple apparence, cachant une quête de réussite destructrice couplée d’un machiavélisme farouche, transformant Eve en femme fatale, prête à trahir et à manipuler ses pairs pour parvenir à ses fins. Il n’y a pas d’homme qui lui résiste, ce ne sont que des pions qui lui permettent de s’attirer de bonnes faveurs et d’être la femme idéale que tout le monde aime, sauf les autres femmes.


Eve s’articule également autour de la dualité matérialisée par l’antagonisme entre Eve et Margo. Les deux femmes sont, d’apparence, totalement différentes, le spectateur étant dans un premier temps tenté de prendre parti pour la jeune femme et de s’opposer au caractère trempé et lunatique de Margo. Mais cette opposition finit par prendre une tournure toute autre, lorsque l’on comprend que tout cela n’était qu’une supercherie. Le spectateur, jusqu’ici agacé par les manières de Margo et ses perpétuelles remises en question, se met soudainement à éprouver de l’empathie pour elle, et les sourires et politesses d’Eve deviennent subitement agaçants et déplacés. Ainsi, la dualité se maintient, mais dans une perspective toute autre, modifiant totalement notre rapport au récit et modifiant toute notre appropriation de l’histoire, jusqu’à une fin très symbolique montrant qu’Eve, malgré tout son talent et la complexité de son plan, n’est pas à l’abri de se faire elle-même doubler par une autre, et que son tour viendra également.


Dans l’un des films qui a contribué à sa gloire, Mankiewicz expose ses personnages, les casse et les met en danger dans cette mascarade géante, où ils se sont construit un rôle, duquel ils ne parviennent à se défaire, et ce malgré les évidences qui pousseraient à les faire abandonner. Dans Eve, le rideau ne se baisse que sur la scène, et la pièce continue de se jouer, dans les coulisses, où les apparences ne peuvent être sauvées éternellement.


Récompensé par six Oscars et primé au Festival de Cannes, Eve est un film qui tient sa réussite du développement des personnages proposés, des rapports de force mis en évidence, de dialogues percutants et des thématiques traitées, parfaitement mises en valeur grâce à des acteurs au sommet de leur art, avec une mention spéciale pour le duo Bette Davis/Anne Baxter. Un film très fin, plein de symbolique, prenant et surprenant.


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le 28 juil. 2015

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