On croyait tenir un cri, une fulgurance, une élévation. Ce fut une chute!
Un souffle brut, une parole à vif. Une tentative de rendre chair à la colère, de porter à l’écran la voix des femmes debout. On croyait. Mais très vite, tout vacille.
Le film trébuche sur ce qu’il prétend incarner. Les personnages secondaires ? Des silhouettes sans souffle. Les scènes ? Des ébauches avortées. Le montage haché ? Non, ce n’est pas un style mais un abandon. Une fuite en avant. Un sabotage méthodique de toute montée dramatique. À force de vouloir trop crier de choses en même temps, scène après scène, Ayouch devient aphone.
Tamghrabite — dans ce qu’elle a de plurielle, de rugueuse, de poétique — est effleurée mais jamais embrassée. Comme si le film ne savait pas vraiment à qui il parle, ni d’où il parle. Comme s’il portait un masque de l’intérieur, mais cousu par l’extérieur. C’est Nabil Ayouch et Maryam Touzani qui convoquent le Maroc mais manquent de l’incarner vraiment. L’illusion ne prend pas. Touda est un film qui croit dire “nous”, mais parle en dehors de nous.
Et peut-être est-ce là l’explication : Touda n’est pas un film conçu autour d’un cri, mais autour d’un visage. Celui de Nisrine Erradi. Le regard d’Ayouch ne filme pas Touda : il filme Nisrine. Il ne met pas en scène un destin, il enrobe une actrice. Tout semble pensé pour elle, autour d’elle, par elle presque, mais jamais au-delà. Le récit s’effondre dès qu’elle quitte le cadre. Rien ne tient, sauf cette fascination.
Et pourtant, il y avait matière. Il y avait Touda, il y avait l’aïta, cette forme d’incandescence vocale, cette manière de hurler le destin dans la poussière. Il y avait la possibilité -la nécessité même - d’une filiation. On aurait pu convoquer la mémoire de Kharboucha, la résistante sacrifiée, la voix trahie. Mais ici, la trahison vient du film lui-même : il convoque le mythe, mais le délaisse ; il approche la brûlure, mais la maquille.
Pas une allusion à cette femme qui chantait pour maudire l’autorité du caïd Aissa Ben Omar et survivre au monde. Pas même un écho. Ce silence n’est pas une omission, c’est une trahison que je ne m’explique pas ! Est-ce l’effet d’une écriture à quatre mains (Ayouch & Touzani), où la voix s’embrouille, se désaccorde et s’évapore !?
Le film avance à tâtons, s’approche du vertige… puis détourne les yeux. À chaque instant où il pourrait basculer vers le sacré, vers le politique, vers le tragique, il choisit l’évitement.
Ce n’est pas de la pudeur. C’est de la frilosité.
La photographie est soignée, mais désincarnée. Comme si l’image elle-même hésitait à se salir les mains.
Et pourtant, Nisrine Erradi brûle l’écran. Elle donne tout. Jusqu’à l’épuisement. Elle incarne ce que le film n’ose pas écrire. Mais elle ne peut pas sauver un film déjà sabordé.
On entend parfois, par éclats, une émotion sincère, un regard, un frisson. On croit, l’espace d’un instant, que quelque chose va surgir. Et puis non. Le cadre s’éteint, le rythme lâche, la dramaturgie se délite.
Touda, au fond, n’est pas un échec. C’est une désertion. Le film se retire avant d’avoir combattu, maquille son absence de nerf en geste esthétique. Il s’approche du cri mais recule au moment de le porter.
Touda ne manque pas de sujets.
Mais d’âme.
De souffle.
De courage.
Et de cinéma…