Trois histoires. Trois époques. Trois générations. Deux personnages féminins, suivis d’un jeune homme, qui donnent leur prénom en guise de titre pour chacun des trois chapitres du film : Eva, Lena, Jonas. Chacun imbriqué dans l’autre, à la manière des poupées russes : Lena est la fille d’Eva et la mère de Jonas. Découlent de cette construction en triptyque trois styles cinématographiques distincts, mais chacun tourné presque intégralement en un seul plan séquence très mobile. Une continuité et une fluidité qui achèvent d’illustrer, formellement, la thématique de la filiation, comme un fil que l’on suivrait sans rupture.


Le premier volet, théâtral d’entrée de jeu, plonge dans l’enfer des camps d’extermination, enfer qui se prolongea jusqu’au moment où, désertés, ils furent investis par la Croix Rouge polonaise afin d’être nettoyés. Au sens propre. Sur un mode presque fantasmatique, on accompagne la mini brigade constituée de trois hommes chargés de récurer ce que l’on ne tardera pas à identifier comme une chambre à gaz. Mais loin d’adopter une approche documentaire, le réalisateur hongrois Kornél Mundruczó, sur un scénario de son épouse Kata Wéber - avec laquelle il collabore pour la quatrième fois -, chorégraphie cette longue séquence longtemps muette, si bien que l’horreur évite l’écueil du voyeurisme, soit gêné soit malsain, pour être portée plus loin encore, jusqu’à l’hyperbole et l’insoutenable du cauchemar. Mais cet extrême vire à l’oxymore, puisque des eaux glauques qui se mettent à bouillonner sous le sol de la pièce, de ces anfractuosités qui recèlent l’horrifique et la mort, émerge, dans une distance assumée avec l’étroitesse du réalisme, une enfant, en détresse, sale et hurlante, mais pure.


Une enfant que l’on ne côtoiera qu’aux extrémités de son existence, puisque c’est elle que l’on retrouve, devenue vieille femme (Lili Monori), dans le volet qui porte le nom de sa fille. Quelle fatalité pèse sur les échanges mère-fille au cinéma ?… Que l’on se souvienne de « Sonate d’automne » (1978), sans doute le seul des films de l’immense Bergman à pouvoir mériter le reproche de lourdeur, peut-être même d’une certaine maladresse un peu trop démonstrative. Cette réalisation du duo hongrois n’est pas l’œuvre qui sera parvenue à rompre la malédiction, et pour des travers assez proches de ceux qui ont frappé le maître suédois. L’échange semble long, par moments maladroit, et de plus en plus appuyé, des larmes de la fille (Annamária Lang), aux pertes de contrôle de la mère, jusqu’aux cataractes d’eau symboliques, remontées du volet précédent et qui finissent par se déverser sur une descendante qui n’en peut mais. Pourtant le propos ne manque pas d’intérêt, commençant à cerner cette question de l’héritage psychique : qu’accepter, que revendiquer, que supporter, quand le parent livre une plaie béante ?


Une question qui s’intensifie et s’exacerbe dans le dernier volet, pour culminer dans la déclaration explosive du fils de Lena : « Je ne suis pas juif ! ». On a ici rejoint le Berlin contemporain et l’on accompagne dans ses difficultés de positionnement la figure intéressante du petit-fils d’Eva, Jónás (Goya Rego). Que pourra devenir cet adolescent en pleine perte, tout autant que recherche de repères ? Le zombie qu’il prend plaisir à mimer ? Le digne héritier des matriochkas qui l’ont engendré, par exemple en cultivant ses dons musicaux ? Le transfuge vers une autre culture, un autre héritage, d’autres douleurs, selon ce qu’esquisse son  attirance pour Yasmin (Padmé Handemir), jeune fille de son âge, issue d’une famille turque, et notamment d’un père peu commode ?


« Évolution », grâce à la photographie très subtile de Yorick Le Saux et à la musique à la fois discrète et ajustée, délicate et forte, de Dascha Dauenhauer, est un film qui marque, que le spectateur soit ou non concerné de près par les problématiques historiques approchées. Ce qui le rend si prégnant est sa démarche très questionnante, interrogative, plus qu’assertive, et le fait que ces questions d’héritage psychique, historique, et notamment d’héritage des douleurs et des blessures nous concerne tous.

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le 13 mai 2022

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Anne Schneider

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