Foncièrement politique, le cinéma de Kornél Mundruczó et de sa scénariste Kata Wéber aborde bien souvent le thème de la Shoah mais de manière détournée, s’intéressant au sort des chiens abandonnés (White God, 2014) ou des migrants traqués (La Lune de Jupiter, 2017) afin d’évoquer les crimes de masse et l’ordre policier. Avec Evolution l’approche se fait beaucoup plus frontale, puisque l’on suit les effets du poids de l’Histoire sur une famille à travers un triptyque filmé en plans-séquence : trois générations de personnages confrontés à l'Holocauste, à la mémoire et au passage du temps, unies par un même mouvement cinématographique comme pour mieux révéler l’hérédité des souffrances enfouies.


Adapté d’une pièce de théâtre, écrite par Kata Wéber elle-même, Evolution assume et revendique un procédé narratif qui se veut foncièrement théâtral (découpage en trois actes, unicité des lieux, gestuelle des acteurs...), notamment dans ses deux premiers segments. Parfois gênant et distanciant, ce procédé est toutefois atténué et accompagné par une caméra omniprésente, omnisciente, comme pour affirmer la puissance du cinéma à prolonger la force du texte original, à en dégager de nouvelles nuances, d’autres regards, une forme de durée, de présence et d’incarnation. C'est ainsi que le cinéaste déploie les possibilités du cinéma à donner toute sa dimension au texte, à mettre en exergue ses couches de lecture cachées et sa puissance évocatrice. Loin de s’apparenter à un exercice de style vain, la forme étant mise constamment au service du fond, le film de Mundruczó parvient à toucher son spectateur en le confrontant toujours au réel ou à l’émotion véritable. Comme lors de ces intermèdes étonnants, durant lesquels la caméra s’évade du huis clos théâtral pour aller prendre le pouls du monde extérieur : on sort alors du cadre du simple exercice théorique pour faire le lien entre le drame des personnages et ce réel dans lequel nous habitons tous.


Sortir du huis clos dramatique, s’extraire hors des murs érigés depuis l’Holocauste, tel est le mouvement qui sera en œuvre dans Evolution. Mais avant cela, c’est à une descente aux enfers que nous assistons, dans une première partie aussi muette qu’anxiogène. Sous la terre dans un lieu ténébreux, des hommes nettoient obstinément murs et sols à coups de désinfectants et de grattages répétitifs. Sans un mot. Dans un silence pesant. Des fissures murales apparaissent des cheveux, qui deviennent des mèches, puis des cordes. Le malaise s’installe d’autant plus que tout semble irréel : on extrait même un enfant hurlant des entrailles de la terre... Par la simple force évocatrice de sa mise en scène et de son plan-séquence, Mundruczó condense au centre de l’écran l’innommable de la Shoah : les mouvements de caméra incessants, refusant le repos, renvoient aux plaies encore vives de l’Histoire. Quant à la symbolique choisie, elle associe avec force le poids du génocide (les cheveux, l’enfant rescapé...) avec cette sensation partagée par les victimes d’avoir un traumatisme à refouler (la pièce où l’on dissimule les traces du crime), une souillure à nettoyer (la saleté du camp que l’on tente de laver).


Seulement, malheureusement, l’efficacité de cette première partie ne va pas perdurer, puisque la verbalisation théâtrale va venir parasiter l’éloquence de l’image. C'est surtout le second segment qui va souffrir de cet écueil, trop bavard, trop théâtral, trop didactique, pour être véritablement convaincant. Dans ce chapitre, on découvre l’affrontement entre Eva, l’enfant découvert dans la première partie devenue une vieille dame cloitrée dans sa douleur, avec sa fille Lena qui souhaite exorciser le poids du passé. Ici, les bonnes idées de mise en scène ne manquent pas : on retrouve les mouvements de la caméra retranscrivant à l’écran les flots d’émotions qui submergent les deux femmes, la haine, le ressentiment, l’amour, l’incompréhension. La bonne idée notamment sera d’interrompre le déluge langagier par un torrent d’eau : la pièce inondée symbolisant le conflit insurmontable qui existe entre ces générations qui ne se comprennent pas. Des bonnes intentions qui seront contrariées par une volonté mal maitrisée de surligner les effets théâtraux et les symboles. Pour montrer que chaque génération tente de se laver des atrocités du passé, Mundruczó et Wéber se sentent obligés d’appuyer leurs propos : on insiste sur la symbolique de l’eau qui sert à nettoyer les excréments d’Eva, les souillures de l’histoire, à purifier cette jeune femme se tenant les bras en croix...


Il faut attendre la troisième partie, située à Berlin où Lena et son fils Jonas se sont installés, pour échapper à la lourdeur métaphorique : on délaisse enfin les effets théâtraux et la surenchère signifiante pour aller vers plus de réalisme et, également, plus de cinéma. Comme si les cinéastes se devaient de conclure leur film en rappelant les vertus de l’expression cinématographique. Le plan-séquence sort ainsi du huis clos théâtral pour filmer l’échappée de l’adolescent hors du foyer, hors des murs épais entre lesquels se trouve sa famille depuis des années. Hors de la baleine funeste, pour reprendre le mythe auquel son prénom renvoie, hors du lieu où se loge le monde des morts. C'est bien la manumission du personnage que la caméra exprime en étant aérienne, pulsative, alternant les moments rapides, frénétiques, calmes et silencieux. Évoquant tout simplement, par son simple mouvement, une vie qui reprend ses droits.


Alors bien sûr, on pourra toujours regretter cette fin un peu candide, presque digne de Capra, qui pourrait nous faire croire qu’un baiser vient résoudre toute la question du Moyen Orient. Mais cela ne doit pas nous faire oublier la qualité essentielle de Mundruczó, sa capacité à mobiliser les ressources du cinéma pour nous faire accéder à une vérité qui relève de l’intime. Ces moments forts viennent ponctuer, en toute logique, la première et la dernière partie du long métrage, à la faveur d’un travelling délicatement expressif : un enfant plonge son regard dans celui de l’adulte, un jeune homme fait le grand saut dans l’inconnu d’une vie d’adulte, le temps d’une image où tout s’arrête, où le drame se suspend, où la pesanteur s’efface enfin au profit d’une émotion vivifiante, libératrice, cinématographique.

Procol-Harum
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le 13 juin 2022

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