« Érotisme soft et vieillot », « casting désastreux », « adaptation édulcorée de la nouvelle de Schnitzler », « conclusion décourageante et frileuse », « un film plus largué que crépusculaire » : voilà les mots empruntés par l’écrivain et journaliste Philippe Garnier à propos d’Eyes Wide Shut dans Libération en 1999, manifestant un enthousiasme contagieux pour le dernier opus de Kubrick…
Bien des années plus tard, les excités de la plume se font plus discrets en face du sulfureux sujet que représente Eyes Wide Shut. Peut-être a-t-on compris, avec le recul nécessaire, que l’érotisme glaçant est au service des fantasmes que nourrit le récit, que le tandem Cruise-Kidman fut une prémonition extraordinaire pour mettre en scène l’idée d’un couple déclinant, et que l’adaptation de Traumnovelle est un cas d’école de transposition moderne d’un classique littéraire.
Arthur Schnitzler développait déjà en 1926 l’opposition entre les natures du désir masculin et féminin. Comme dans Eyes Wide Shut, Fridolin et Albertine sont amenés à repenser entièrement leur mariage au regard des désirs insoupçonnés que chacun porte en lui. Et comme Fridolin dans les rues de Vienne, le docteur Harford part à la recherche de ses fantasmes au contact du réel, tandis que chez Alice, son Albertine, le fantasme se manifeste essentiellement par le rêve ou le songe.
Chez Kubrick, la société mondaine new-yorkaise se substitue aux charmes de Vienne. Le cinéaste insiste plus que Schnitzler sur une dimension psychanalytique du désir en étroite résonance avec les thèses freudiennes autour de la rêverie. Eyes Wide Shut, ou littéralement « les yeux grands fermés », traduit la cécité du couple Harford : Bill et Alice ferment tous deux les yeux sur les désirs de l’autre. C’est la révélation de ces désirs enfouis qui permettra au couple de renaître, d’être enfin éveillé.
Alice rêve comme on dérive, emportée par les figures d’amants multiples, hantée par l’ombre d’un officier de marine dont la seule évocation suffit à fissurer l’équilibre conjugal. Ses songes, à la fois aveu et vertige, brouillent si bien les repères qu’il devient impossible de distinguer l’onirique du réel. Les images de Kubrick subliment ce sentiment : l’appartement des Harford baigne dans d’antiréalistes lueurs bleues, tandis que les rues et bars d’un New York de studio se perdent dans une lumière diffuse, comme une invitation à l’errance, pourvu qu’elle ne finisse pas. Les couleurs de l’arc en ciel, présentes jusque dans le nom du magasin de location de costumes, peuvent constituer une clef de lecture. Elles représentent les fantasmes de Bill, qui viendra y mettre un terme en éteignant de façon symbolique les guirlandes de son sapin de Noël.
L’aveu d’Alice résonne en Bill comme la mise à exécution de ses propres désirs longtemps refoulés. Cette nuit, il s’imagine sa femme s’abandonnant à l’officier, s’appropriant une frustration qui ne lui appartient pas pour assouvir les siennes. La dérive nocturne de Bill le conduit à être le témoin masqué d’une orgie, presque hallucinatoire. C’est pour le spectateur la découverte d’un monde fascinant, celui des fameuses sociétés secrètes, qui suggère, au-delà de la simple déambulation physique, la déambulation intérieure de Bill jusqu’aux confins de ses fantasmes les plus inavouables.
Eyes Wide Shut prend tout son sens lorsqu’on le relie au concept de l’inquiétante étrangeté : tout ce qui est étranger dans une cellule d’apparence familière. L’inquiétante étrangeté c’est l’irruption du masque, ce qui aurait du rester caché, dans le lit nuptial, l’endroit le plus intime du couple. Le masque symbolise tout ce que Bill dissimule à sa femme. Il est une présence monolithique qui le confronte à ses propres désirs, et le pousse, non sans culpabilité, à les avouer.
Le film se conclut par un mot prononcé par Alice : « fuck (baiser) », en signe d’ultime acte à accomplir pour le couple afin de sceller son renouveau. Cette phrase traduit le retour à la normalité et renvoie au soir de leur dispute : sans elle, le sexe aurait suivi, mais sans les révélations qui permettent aujourd’hui à Bill et Alice d’être éveillés. Le sexe, le désir, les fantasmes et la tentation, tout ce qui semble menacer l’unité conjugale, sont paradoxalement ses meilleurs instruments de longévité.
Ce chef-d’œuvre est sans doute le film le plus complexe de Kubrick et échappe à toute compréhension rationnelle. Il serait ainsi grossier de le réduire à un récit sur l’unique désir ou fantasme tant de forces différentes et contraires le traverse. Je ne peux qu’exprimer ma passion et mon admiration pour un tel film, aussi chargé symboliquement que révélateur de l’esprit de son auteur.