Le dernier film de Kubrick s’ouvre sur une scène de bal particulièrement enivrante, aux tons chauds où la caméra ne cesse de tournoyer autour des corps qui se rapprochent et s’enlacent au cœur d’une tension presque palpable.
Ce monde des conventions, représenté par Victor Ziegler et sa cour mondaine, cache un désir latent, à peine sous-jacent où tout n’est plus qu’assouvissement des plaisirs.
Au cours de cette soirée les deux personnages principaux, Alice et le docteur Bill Harford, formant un couple parfait incarné par Tom Cruise et Nicole Kidman, sont soumis à la tentation vertigineuse de la tromperie. Ce désir est d’ailleurs presque assouvi par Tom Cruise qui se voit proposer un plan à trois par deux jeunes mannequins, pour aller « au bout de l’arc-en-ciel », en référence au Magicien d’oz.
De retour chez eux, Alice, merveilleusement interprétée par Nicole kidman avoue à son mari qu’elle a déjà éprouvé le désir de le tromper, alors même qu’elle était folle amoureuse de lui.
Dès lors, c’est une véritable odyssée nocturne qui commence pour Bill, appelé au milieu de la nuit pour constater un décès chez un de ses patients.
Ce dernier totalement déboussolé par les déclarations de sa femme, n’ayant jamais envisagé la possibilité d’un désir extra-conjugal se perd dans un monde de tous les possibles, où la possibilité de tromper sa femme devient de moins en moins tacite. Bill n’avait jamais envisagé la pluralité du désir féminin, appréhendant sa femme sous le prisme de l’appartenance, dans l’espace sclérosant du mariage, justifiant l’impossibilité de la tromperie par une phrase d’une vacuité sans nom « because you are my wife ! ».
Dès lors, le désir de la scène de bal, empreint d’une touche chaude et chaleureuse se mue en tons froids, qui deviennent glacials à mesure que le personnage s’enfonce dans la noirceur de la nuit. La colorimétrie, qui varie tout le long du film, atteint son paroxysme de bleu dans la fameuse scène d’orgie. Bill est alors confronté à l’inassouvissement de son désir dans un espace qui se construit en symétrie avec la scène première, reflet d’un anti-monde où les rapports entre les humains sont dénués d’affects.
Comme si une fois l’arc en ciel passé, ce monde nocturne et poreux entre rêve et réalité représentait le monde sous-jacent à celui du bal.
La question de sa réversibilité est aussi soulevée par la dialectique des miroirs, présents dans de nombreuses scènes. On songe par exemple au début du film, quand le couple rentre de la soirée et que Tom Cruise embrasse sa femme. Celle-ci regarde le miroir, comme si la réalité de son couple ne tenait qu’aux apparences.
La sexualité montrée dans la scène d’orgie est symbolique du lieu, elle est froide, inquiétante mécanique et bestiale. Les corps bougent frénétiquement et ressemblent à des automates. Cette sexualité presque menaçante, aseptisée et incarnée par des corps trop parfaits questionne le désir de Bill, ou plus largement le désir masculin.
Cette aventure nocturne, sur le fond inquiétant de la Musica Ricercata de György Ligeti s’achève par un retour à la réalité dans laquelle paradoxalement rien n’a changé, sauf pour Bill. Ce lieu obsédant, carnaval de Venise infernal, ne quitte pas les pensées du docteur qui a mis un pied dans un monde qui le dépasse totalement, composé des personnes les plus influentes du milieu new-yorkais, un envers du décor d’un bal qui fait effet trompe-l’œil. La limite entre rêve et réalité n'a jamais été aussi poreuse.
Vous l’aurez compris, ce film ne laisse pas indifférent et ces premières réflexions pourraient être développées pendant des heures.
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le 27 févr. 2022

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