On ne commence pas impunément un film par une autopsie en gros plan. Un corps est là, ouvert en deux, un homme fouille dedans, un autre lui murmures des questions sur le siège de l'âme, une musique flotte vaguement, poussières, ombres, mouvements. J'imagine qu'une bonne partie de la salle s'est dit à ce moment là ouh là... Moi je crois que je ne me disais déjà plus rien.


Faust est un ovni sokurovien, encore un, dans le ciel très calme du cinéma contemporain : un film qui n'entend pas parler à l'intellect. Et les gens qui ne sont pas "entrés dedans" comme le bistouri dans la chair du cadavre initial, ne sont pas à blâmer ou à plaindre : ce film n'était pas fait pour eux. Au cinéma, comme au poker, il faut savoir chasser de la table ceux qui n'ont rien à y faire. Pas parce qu'on les méprise, mais par délicatesse : ils ont surement mieux à faire ailleurs, devant des films plus conformes à leur façon de percevoir le monde.


Ici, le rapport aux choses est un rapport sensuel, sensitif, il faut remonter les images, les sons comme Faust remonte la foule engorgée dans un passage trop étroit pour elle : en s'arrachant, en luttant, en étouffant. Abandonner toute velléité de comprendre rationnellement, mais bien plutôt plonger dans la mêlée pour laisser son corps avaler le sens qui se dégage de ce malstrom. Inconsciemment, intuitivement. Car le monde sokurovien est immanent, profondément non-dualiste. Un équivalent artistique de la pensée spinoziste ou nietzschéenne qui refuse contre vents et marées de séparer artificiellement l'esprit du corps, pour réconcilier, en actes, l'imagination et l'entendement.


Là où la philosophie se débrouille comme elle peut avec les concepts et les mots, Sokurov lui se paye le luxe, o combien périlleux, de plonger ses deux mains dans la matière gluante de la réalité. Depuis toujours il conçoit le cinéma comme expérience cinématique, un exercice hors du commun de lâcher prise, et Faust en est un exemple particulièrement incandescent. Un film aqueux, insidieux et flou, un film de frottement et de jaillissement, un film brûlant comme la neige du dernier plan.

Chaiev
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le 19 juin 2012

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