FAUTE D’AMOUR (Andreï Zviaguintsev, RUS, 2017, 128min) :


Une fascinante fable sur l’égoïsme des êtres et l’individualisme universel tel pourrait se voir ce nouveau long métrage de l’immense Andreï Zviaguintsev dont le titre Faute d’Amour ou Loveless pour l’international sonne déjà comme une sentence…Depuis son apparition sur la cinéphilie mondiale en 2003 avec le poignant Le Retour récompensé par un mérité Lion d’Or à la Mostra de Venise, ce cinéaste russe ne cesse d’interroger nos âmes et son pays à travers des œuvres toutes aussi prégnantes et magnifiques chacune. En quatre films cet artiste a déjà constitué une œuvre d’une cohérence et d’une profondeur peu commune. De retour au Festival de Cannes cette année après avoir remporté le Prix du scénario avec le sidérant Leviathan(2004), Andreï Zviaguintsev a récolté le Prix du jury, ce qui pour bon nombre de critiques et de fins connaisseurs cinématographiques ressemblaient à un lot de consolation. L’ayant malheureusement raté sur la croisette, voilà à présent mon tour de me consoler en plongeant dans l’obscure d’une salle afin de constater si ce Faute d’Amour vaut véritablement de l’or. La réponse sans conteste est affirmative !

Là devant mon écran, mine groggy, mains chancelantes, mon âme encore sonnée par la puissance de ce nouveau projet tentent de diriger mes doigts qui flirtent maladroitement avec les touches de l’azerty pour venir partager un peu d’émois avec vous…


L’intrigue développe une histoire assez banale, celle d’un couple en instance de divorce, qui décide de vendre l’appartement dans la banlieue de Moscou, et se dispute frontalement pour savoir qui ne gardera pas Aliocha, leur petit garçon de 12ans. Un enfant symbole d’un amour passé, dont pour les deux parents il semble être un fardeau tant ils ne se préoccupent absolument pas de savoir comment il va malgré leurs violentes altercations et auquel ils ne prêtent que peu d’attentions ou simplement pour des réprimandes. Jusqu’au jour où Aliocha disparaît…

A partir de ce fait dramatique, le grand cinéaste russe nous offre pas moins de trois requiem : le désamour du couple, la « perte » de leur progéniture et la déchéance morale de la Russie. D’entrée de jeu il compose de véritables tableaux naturalistes en mode Winter sleep où la nature figée par l’hiver, plans symboliques d’eaux croupissantes et arbres morts, en guise d’introduction nous prédit déjà un peu le programme. L’âpreté des premiers cadrages et le sublime travelling suivant la progression du jeune garçon rentrant de l’école par la forêt enneigée puis jouant avec un ruban de chantier, convoque le cinéma de AndreÏ Tarkovsky, dont il est l’un de ses disciples en l’occurrence particulièrement L’enfance d’Ivan (1962), empli de tant de plans saisissants avant de faire résonner d’autre œuvres tarkovskiennes plus en amont du film.

Fidèle à ses habitudes, sa caméra très précise sculpte les cadres et les décors extérieurs et intérieurs retranscrivant par petites touches impressionnistes le désenchantement total, une société endormie et des individus repliés sur eux-mêmes (réseaux sociaux pour la mère, peur de perdre son travail pour le père, instance policière impuissante par faut d’hommes). Chacun ne cherche pas plus loin que soi. A la manière d’un Ingmar Bergman, où l’auteur cite Scène de la vie conjugale (1974), la férocité du constat est édifiante à tous les niveaux.


Heureusement comme une lumière au milieu de ce voyage au bout de la nuit, des voisins et personnes volontaires bénévolement pour partir à la recherche d’Aliocha, une bouée de sauvetage dans ce radeau russe qui méduse, palliant ainsi les carences de la société. Et un peu d’humanité surgit malgré tout lorsque les corps s’échauffent au cours d’étreintes alors que l’on voit les deux parents dans leurs nouvelles vies respectives où l’on perçoit déjà les promesses d’un avenir meilleur s’effacer à mesure que l’intrigue se développe.

Tout au long de ce drame prenant les fausses allures d’un polar, la mise en scène demeure magistrale, atteignant même une aura spectrale, tant l’absence de l’enfant va devenir le révélateur des chaos intérieurs et le centre de tous les constats. La caméra portée par la grâce zoome lentement, opère des travellings latéraux judicieux, lévite au milieu de décors déshumanisés (formidable séquence de recherches à l’intérieur d’un immense complexe à l’abandon, signe d’une ancienne Russie aujourd’hui croupissante), nous restons ébaubis devant des plans séquences majestueux ou des plans fixes à l’inquiétante beauté. Cette propension à nous offrir des tableaux uniques serait vaine si chaque plan ne servait pas à sublimer ce brillant récit intime, social et politique. Trois pôles distillés avec la même ampleur, la même acuité et embellis sans cesse par la superbe photo du chef opérateur Mikhal Krichman. Une auscultation des âmes qui laisse derrière nous, le souvenir de ce garçon en détresse qui pleure de la « neige » tant ses parents sont glaçants et nous brise le cœur comme rarement et nous renvoie à l’adolescent de L’incompris (1966) de Luigi Commencini.

Le cinéaste dresse donc un portrait sans concession, parfois clinique pour certains, mais sans jamais tomber dans le jugement moral vis-à-vis des comportements des êtres qu’il filme et incarnés avec conviction et de façon convaincante par Alexey Rozin et Maryana Spivak. La partition musicale inspirée d’Evgueni Galperine rajoute une couche d’émotions supplémentaires avec cette note continue évolutive et le morceau Silouan’s song qui donne la chair de poule.


Andreï Zviaguintsev offre une quête éperdue, d’avance, cette société fantôme ne le fait pas et trébuche sur le seuil de l’humanité, où les fenêtres ne sont là que comme des obstacles, parfait d’un monde abasourdi qui n’écoute plus l’autre, des vitres comme des barrières, au lieu d’être une ouverture sur le monde. Ici l’Homme a dépassé la frontière et le gouffre n’est plus très loin…Il reste tout juste encore un peu de vent faisant danser un ruban dans le ciel, comme un morceau de vie suspendu de façon précaire aux aléas du climat…
Venez découvrir avant qu’il ne soit vraiment trop tard, ce constat amer, éblouissant et tragique au cœur de Faute d’amour. Lucide. Désespéré. Déchirant. Universel. Un chef-d’œuvre en or…

seb2046
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le 30 juil. 2022

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