Cela fait longtemps que ce film m'intéresse ! J'ai enfin pu le voir, et c'est véritablement une grande expérience de cinéma, une expérience rare, même si elle nous oblige à sortir de notre zone de confort. Ce film est une grande polyphonie d'images, de sons, de couleurs, à l'instar du cinéma de Franco Piavoli (je pense à Voci nel tempo).


C'est un film purement cinématographique pourrait-on dire. Le Cinématographe bressonien en somme ; pas de littérature (avec l'absence de dialogue), un art musical quasiment absent, et pas véritablement de jeux d'acteurs (le film est tellement à la frontière entre la fiction et le documentaire). Comme dans le film de Piavoli, on ne peut pas vraiment parler de personnages, mais plutôt de personnes. Et en cela, l'art théâtral est lui aussi écarté. Cela nous donne une oeuvre de pureté cinématographique, et cela rappelle quelque peu l'expérience qu'avait proposée Alain Cavalier avec Libera me (même si les films sont totalement différents dans leur intrigue, ils ne parlent absolument pas de la même chose).


Ici, l'intrigue ne peut que me rappeler ce merveilleux films de Werner Herzog, Happy People, même si Herzog filme la Taïga alors que Bartas nous filme les régions montagneuses de la Sibérie centrale, dans les Sayanes, à la frontière entre la Russie et la Mongolie me semble-t-il. Le type ethnique de certaines personnes rencontrées en témoigne, car ils se rapprochent beaucoup du physique des mongols. Mais le film de Bartas, en soi, dans sa construction, est l'exact opposé de l'oeuvre de Herzog. Few of us n'explicite rien ; Herzog, qui tournait alors un véritablement documentaire, explicitait l'expérience vécue et le film était très empreint du grand romantisme allemand (Herzog et Lynch me semblent être les deux réalisateurs les plus romantiques dans les grands réalisateurs encore vivant, romantique au sens littéraire bien sûr). Le film de Herzog est même empreint d'un certain mysticisme, d'une certaine métaphysique de la Nature. Ici, il n'en est rien puisque rien n'est explicité, et à juste titre. C'est un cinéma qui se ressent, là où le film de Werner Herzog a une portée plus intellectuelle (ou intellectualisée). L'oeuvre de Bartas ne l'est pas du tout, elle s'inscrit indéniablement dans le registre du cinéma à expérience. D'ailleurs, je pense que c'est une oeuvre qu'il ne faut pas (trop) intellectualiser, cela irait à l'encontre de ce que nous propose Bartas, car le film est à vivre, mais pas forcément à expliquer, ni à décortiquer, et encore moins à analyser. Mais ce qui est sûr, c'est que c'est un film sur les gens, sur ces gens qui vivent dans ces endroits si beaux, mais si durs. Ils sont tous marqués, ils sont souvent crasseux, c'est un film parfois assez boueux et qui accorde beaucoup d'importance à la terre. Et Bartas leur rend hommage, en filmant leur routine si éloignée de notre routine occidentale. Tout cela semble venir d'un autre monde, d'un autre siècle.


Tout est filmé du point de vue de cette femme, une si belle femme d'ailleurs. Nous sommes cette femme, et nous découvrons ce monde préservé, ce monde qui n'a pas été corrompu, et nous découvrons tout cela à travers son regard. Bartas use beaucoup de plus fixe ; mais que ses plans sont magnifiques ! Il y a toujours une recherche esthétique intéressante, jouant sur les jeux de lumière, n'hésitant pas à filmer ce qui est plutôt laid, parfois. C'est un cinéma des éléments (un peu comme Tarkovski, même si les deux cinéastes sont assez éloignés, mais il y a quelques similitudes dans leur manière de filmer la nature). Et Bartas accorde une importance capitale aux bruits, qui rythment le film finalement, plus que l'image. ‹‹L'oeil superficiel, l'oreille profonde et inventive›› disait Bresson. Puis il y a de très belles scènes en intérieurs ; je pense notamment à cette scène du chant folklorique qui émeut cette femme. C'est une scène tellement authentique. Et il y a même toute une tension érotique dans le film, qui atteint son sommet lors de cette si belle scène de caresse ; cette femme est nue, Bartas filme alors le haut de son corps, et une main masculine lui caresse le sein gauche… C’est un si belle séquence sur le corps cinématographié. Car Bartas filme la beauté des corps ; on y perçoit la « chair de poule » naissant de cette femme au moment de ces caresses, de ces palpations. C'est la beauté et l’union des corps, même si l’on ne voit pas les organises génitaux de ces deux êtres.


Le film est évidement très exigeant ; à partir du moment où le dialogue est supprimé d'une oeuvre de Cinéma, forcément, le spectateur doit sortir de son petit confort. Nous sommes forcément déconcertés ; et parfois, le spectre de l'ennui semble venir nous hanter. Mais plus on s'accroche, plus on adhère, plus le film avance, plus cette hantise de l'ennui disparaît.


C'est une oeuvre profondément enivrante, mais surtout, une oeuvre apaisante, malgré la dureté que peut parfois filmer Bartas. Il y a une telle harmonie, nous sommes plongés dans un monde qui ne paraît pas exister tant il est préservé de l'homme lui-même. Et tout cela m'a bien entendu touché, mais m'a surtout apaisé.

Reymisteriod2
7
Écrit par

Créée

le 7 janv. 2020

Critique lue 251 fois

1 j'aime

Reymisteriod2

Écrit par

Critique lue 251 fois

1

D'autres avis sur Few of Us

Few of Us
Moizi
8

Un ravissement continuel

Je connaissais Bartas que de nom avant de voir ce film et si j'avais su ce que c'était et ce qu'était son cinéma j'aurais regardé ses films beaucoup plus tôt. Il y a ici tout ce que j'aime à savoir...

le 28 févr. 2018

3 j'aime

1

Few of Us
renardquif
10

Critique de Few of Us par renardquif

-Film d'auteur du lithuanien Sharunas Bartas, le cinéaste du très beau Au crépuscule (qui n'était pas un film d'auteur par contre). De ce Few of us on peut dire que c'est de la pure : Il n'y'a aucune...

le 19 août 2022

1 j'aime

Few of Us
Reymisteriod2
7

Le Cinématographe

Cela fait longtemps que ce film m'intéresse ! J'ai enfin pu le voir, et c'est véritablement une grande expérience de cinéma, une expérience rare, même si elle nous oblige à sortir de notre zone de...

le 7 janv. 2020

1 j'aime

Du même critique

L'Île des esclaves
Reymisteriod2
6

Critique de L'Île des esclaves par Reymisteriod2

Pièce assez sympathique, mais peu consistance je trouve. Une intrigue excellente, c’est une super idée de renverser les rôles entres maîtres et esclaves, mais je ne la trouve pas forcément bien...

le 23 déc. 2016

7 j'aime

2

L'Apiculteur
Reymisteriod2
9

Le temps (re)trouvé

Theodoros Angelopoulos est un cinéaste que je veux découvrir depuis très longtemps. Pourtant, je ne savais absolument pas à quoi pouvait ressembler son cinéma, je ne m'étais jamais véritablement...

le 28 nov. 2019

6 j'aime

Ménilmontant
Reymisteriod2
8

Critique de Ménilmontant par Reymisteriod2

Film d’une grande étrangeté, et doté d’une terrible angoisse, à l’instar un peu du plus récent Begotten. Une ambiance d’une très grande singularité en tout cas, servie remarquablement par...

le 29 août 2016

6 j'aime

2