Le 12 juin 1944, un an et quelques mois avant la capitulation, un convoi de la marine japonaise est attaqué par un avion américain au large d'Anatahan, dans l'archipel des Mariannes du Nord, au beau milieu de l'océan Pacifique. Les survivants parviennent à gagner l'île, entièrement couverte d'une impénétrable forêt tropicale et dominée par un imposant volcan. Après quelques jours, la douzaine de rescapés découvre un village dans lequel résident, seuls, Kusakabe, l'ancien contremaître d'une plantation abandonnée, et Keiko, une jolie jeune femme qui semble être sa femme. Sous la discipline du plus haut gradé, la vie s'organise tant bien que mal, malgré le manque de nourriture et le climat inhospitalier. Un an plus tard, en novembre 1945, un bateau mouillant au large annonce la reddition du Japon et leur demande de se rendre à leur tour. Croyant à une tromperie de l'ennemi, les rescapés restent cachés, jurant de ne jamais déposer les armes. Ils changeront finalement d'avis six ans plus tard, en 1951, et seront accueillis au pays en héros... non sans avoir livré leur propre bataille.



Little did we know that the enemy was not in planes overhead, nor was it the lack of food, the lack of water and medicine, nor the venomous plants that hemmed us in. How could we know that we had brought the enemy with us in our own bodies, an enemy that would attack without notice?



Inspiré de faits réels qui eurent un grand retentissement au Japon, Fièvre sur Anatahan met en scène le quotidien de ces soldats échoués sur cette île quasi-déserte et oubliée du monde. Le thème central du film, pourtant, n'est pas la description des méthodes employées pour survivre, mais le lent et inexorable basculement d'une société civilisée vers un ensemble disparate d'individus guidés par leurs instincts les plus bas. Keiko, seule femme parmi une meute d'hommes, est malgré ou à cause d'elle à l'origine de ce glissement : à son contact, les hommes perdent peu à peu leur humanité pour céder à la violence de leurs pulsions. À l'appétit sexuel de certains de ces prédateurs se superpose, inévitablement, le désir d'éliminer leurs rivaux : la découverte de deux pistolets dans la carcasse d'un avion écrasé en pleine jungle sert ainsi de déclencheur à l'incontrôlable montée de violence que suggère le terme de « fièvre » dans le titre. L'alcool, que les hommes réussissent à produire à partir de jus de noix de coco, fait quant à lui office de carburant...



The horizon remained empty and remote. But the circle around Keiko enlarged. She was young. Her body failed to remember the blows it had received. It also slipped her mind. She became better-looking day by day. She became queen bee, and we, the drones, began to swarm.



Véritable « reine des abeilles », Keiko est incontestablement le personnage central du film. Au-delà du simple fait d'être la seule femme parmi des hommes, son pouvoir de séduction est bien réel, et le réalisateur ne se prive d'ailleurs pas de l'illustrer par deux ou trois scènes osées pour l'époque dans lesquelles elle apparaît nue - même si ce n'est que furtivement. Soumise à son « époux » dans la première partie du film, elle passe tour à tour sous la « protection » de quatre ou cinq soldats, en fonction de celui ou ceux qui détient les armes à feu. Tantôt responsable de son propre sort au gré de ses manipulations, tantôt résignée à subir la loi du plus fort, elle laissera derrière elle une trace sanglante, et ne devra son salut qu'à l'apparition inopinée d'un navire américain en 1950, qui lui permettra de s'échapper en laissant les hommes livrés à leur morne existence.



Keiko had gone. There was no more trouble. There was also no more life.



Dernier film de la carrière de Josef von Sternberg, Anatahan en est, selon les avis, le chef-d'œuvre, ou du moins un remarquable point d'orgue final. Tourné en studio au Japon entre 1952 et 1953, il est le fruit de la collaboration entre le grand réalisateur d'origine autrichienne et une équipe de producteurs, techniciens et acteurs entièrement japonaise. Intrigué par cette histoire de soldats ayant rendu les armes sept ans après la capitulation, et plus encore par les déclarations de la femme en question, le cinéaste est venu vivre de l'autre côté du Pacifique durant près d'un an, s'occupant personnellement de tout - par le biais d'interprètes - dans les moindres détails. Réalisateur, producteur, scénariste et directeur de la photographie, Von Sternberg signe ici une œuvre contrôlée de A à Z, et donc éminemment personnelle.


Mais en plus de toutes ces casquettes, l'auteur coiffe aussi celle de narrateur, dont la voix permet au spectateur non-nippon de comprendre ce qui se passe. En effet, si les personnages dialoguent en japonais, leurs conversations ne sont pas sous-titrées (ni dans la version japonaise, ni dans l'américaine), l'histoire étant racontée par Von Sternberg lui-même sur un ton oscillant entre le tragique et le caustique. Ce procédé, pour le moins inhabituel, instaure certes une distance entre le spectateur et les images, mais permet en contrepartie d'embrasser le point de vue de l'auteur sur ce fait divers présenté comme un conte philosophique.


Fraîchement accueilli à sa sortie au pays du Soleil levant, où suite aux révélations des agissements des marins par la femme en question on considéra toute l'affaire comme une honte nationale, le film fut un échec critique et commercial en Occident également. À son retour aux États-Unis, Von Sternberg consacra plusieurs années à remonter une nouvelle version, enrichie de quelques scènes tournées ultérieurement, et sortit cette dernière en 1958. Ce fut un nouvel échec, et Fièvre sur Anatahan sombra, un peu comme son auteur, dans l'oubli... Admirablement restauré en 2017, ce film vaut pourtant qu'on s'y attarde, au même titre que les fameuses sept collaborations avec Marlene Dietrich entre 1930 et 1935, car il s'agit bel et bien de l'œuvre d'un grand du Septième Art, remarquable d'un point de vue formel, et à nulle autre pareille.

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le 2 mai 2018

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The Maz

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