Après Night Moves, qui ne m’avait pas particulièrement marqué, First Cow signe ma deuxième incursion dans le cinéma de Kelly Reichardt. La réalisatrice place d'ailleurs une nouvelle fois son décor dans l’État verdoyant de l’Oregon, mais cette fois-ci, en faisant un bond en arrière de près de deux siècles.

Le film s’ouvre d’ailleurs dans la forêt où la caméra s’entiche d’un jeune cuisinier, « Cookie » Figowitz, qui accompagne une bande de rudes trappeurs sur le chemin du retour. Le calme de la forêt et son caractère luxuriant, magnifiquement saisi par la photographie, tranche d’emblée avec les paysages typiques du western qui ont besoin de vide pour être caractérisé de « Grand ». Ici, dans cette forêt aux allures de jungle, la vie grimpe, rampe, coule et marche, elle est partout, comme la brutalité des hommes. Pas vraiment du genre bad boy et malmené par ses compagnons, Cookie rencontre, ou plutôt sauve, King-Lu dans les fougères, également dans une posture qui n’est pas vraiment ce qu’on appelle une position de force. Voilà nos deux héros pas vraiment taillés pour survivre dans un environnement où la virilité est suraffirmée par la nécessité de force et l'appât du gain.

Arrivé au fort, Cookie peut enfin souffler et s’acheter une nouvelle paire de bottes pour remplacer les anciennes, trouées. Et c’est peut être d’abord dans cette attention portée aux choses matérielles que le film est grand. Les plans suivants, Figowitz marche, et sur son chemin, des regards envieux passent sur ses bottes. Alors que fait Figowitz ? Il plonge ses mains dans la terre pour salir le cuir et lui rendre l’aspect moins neuf qu’il ne l’est. Voilà comment en quelques scènes, en moins d’une minute et autour d’un élément simple, on peut nous faire comprendre toute la précarité et l’égoïsme d’un monde, où chaque attribut compte et qu’il est vital de garder pour soi.

Figowitz retrouve ensuite King Lu dans un bar, justement à un moment où la violence des hommes éclate, et celui-ci le mène jusqu’à sa cabane planquée dans les bois. Ils ne se quitteront plus. S’ensuit alors de très belles scènes sur la naissance d’une amitié, les deux personnages trouvant très vite leur équilibre, les qualités de l’un complétant parfaitement les défauts de l’autre. Si Figowitz est doué de ses mains, mais d’une nature trop réservée, King Lu possède un sens inné du commerce, et l’obstination qui va avec. Les deux hommes doivent trouver une idée, alors que la première vache laitière de l’État vient d’être débarquée… Pourquoi pas faire des beignets, puis les vendre au marché ? Il faudra donc traire chaque nuit la vache du facteur en chef, le petit potentat local qui règne en maître sur cette communauté disparate d’immigrés, de natifs américains, de marchands et de trappeurs. Une sorte de territoire « en avance sur l’histoire » comme le dit si bien King Lu, avec une économie que l’on pourrait définir comme protocapitaliste, où tout s’échange et se monnaie avec une grande diversité de moyens : des pièces bien sûr, mais également des bons en papier, des coquillages, des petits os, des pierres précieuses, etc. La caméra se penche sur ces gains disparates engrangés par Cookie et King Lu : leurs beignets rencontrent un succès fou, et ce qui n’était au départ qu’une petite blague, un vol de rien du tout, se transforme en véritable petite entreprise. Car même si la monnaie n’a pas atteint une forme de rationalité définitive, l’argent est là. Et quand il y a de l’argent, il y a forcément du pouvoir, et c’est en ce sens que First Cow est un film éminemment politique avec une grille d’analyse marxiste des rapports économiques et sociaux. Le facteur en chef tombe bien sûr lui aussi sous le charme des beignets. Un jour, il demande à Cookie de préparer un clafoutis pour impressionner un visiteur, et King Lu de s’étonner comme nous qu’il ne fasse pas le lien entre les beignets et les faibles rendements de sa vache. Réponse de Figowitz : « Parce que les puissants se pensent intouchables. » Voilà, la politique, c’est pas plus compliqué que ça au cinéma : deux prolos, un bourgeois, une vache au milieu et on regarde comment ça se passe.

Il est quand même vrai que le jeu devient en effet de plus en plus dangereux. Devraient-ils arrêter, prendre leur butin, et partir loin, ouvrir un hôtel quelque part, à San Francisco ? Pourquoi pas ? C’est non pour King Lu, qui en bon adepte du risque, sûrement ce qu’il y a de plus noble et de plus estimable dans l’essence même du capitalisme, convainc Figowitz de saisir l’opportunité de marché. « C’est notre heure » dira-t-il, d’autres vaches vont arriver, d’autres boulangers vont s’installer, pendant que le fric, lui, va foutre le camp. Mais tous les boursicoteurs le savent, à force de trop tirer sur la corde, on finit par tirer le coup de trop et le cours dégringole. Le facteur en chef découvre l’entourloupe et la chasse aux pauvres commence.

Comme pendant l’intégralité du film, il n’y aura pas d’éclats dans la mise en scène, pas de mouvements ni même de sauts de caméra. À quoi servirait donc une fausse tension, un faux suspense quand on sait dès le départ que toute cette histoire finira mal ? Le calme de la mise en scène n’en démontre que davantage le caractère inéluctable de la fin et de la morale : si le vol des riches reste réellement impuni, celui des misérables l’est toujours, parce que c’est comme que se cimente une hiérarchie sociale, entre ceux qui s’approprient et ceux qu’on exproprie.

cortoulysse
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le 12 mars 2024

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