La légende raconte que Fitzcarraldo naquit dans l'esprit de Werner Herzog lors d'un voyage en Bretagne. Il visitait alors les fameux alignements en pierres de Carnac, un monument construit par l'homme du néolithique, où dolmens et menhirs fièrement érigés, dominent la lande du Morbihan. Dans son journal de tournage, intitulé « La conquête de l'inutile », il explique sa stupéfaction devant une telle œuvre mais surtout, comment la puissance de ce lieu initia son projet:



Une vision s’était emparée de moi: l’image d’un grand bateau à vapeur
sur une montagne à travers une nature qui anéantit les faibles comme
les forts; et la voix de Caruso, qui fait taire toutes les
souffrances et tous les cris des animaux de la forêt vierge et arrête
le chant des oiseaux.



Tout le Cinéma de Werner Herzog est contenu dans cette phrase. Il est question de nature, évidemment, la ligne directrice de son œuvre, mais également de dualité: la rencontre au sommet entre deux entités, qu'elles soient naturelles, humaines voir divines; ainsi que d'aventure et de processions. Werner Herzog, représentant majeur du nouveau cinéma allemand, apporte avec Fitzcarraldo, film sorti en 1982, son plus fervent recueil.


Au début du 20ème siècle en Amazonie, Brian Sweeney Fitzgerald, plus communément appelé Fitzcarraldo, entrepreneur bouillonnant et passionné d'art lyrique, entreprend de construire son propre opéra en plein milieu de la jungle équatoriale. Dans une représentation grandiose de l'œuvre de Verdi, Il y convierait Caruso et Sarah Bernhardt, en rôle-tire, et répandrait par delà la forêt son amour ardent de la musique.


Cette ambition revêt un caractère démesuré pour les créanciers qu'il souhaite convaincre. Des hommes d'affaires balourds, dont l'unique but dans la vie se résume à s'esclaffer de l'agitation frénétique des billets verts dans les jeux d'argents.



Le jeu c'est fascinant, perdre est une volupté à nulle autre pareille



lui dira un fin connaisseur.


Fitzcarraldo se passera de leur aide. Il n'est pas de cette race d'homme cynique et embourgeoisée. Lui veut affronter, conquérir, vivre.
Le romantisme en étendard, mais néanmoins affublé d'un caractère revêche, l'intrépide Fizcarraldo se lancera seul dans l'accomplissement de son téméraire destin. Il achète alors une concession reculée sur la rivière Ucayali, un vieux bateau en désuétude, recrute un équipage pittoresque et l'Odyssée peut commencer...


Odyssée n'est pas un vain mot pour qualifier Fitzcarraldo. Rarement un film n'aura aussi bien traduit en image le périlleux calvaire qu'il fut à tourner. D'abord par la forme, la caméra « naturaliste » d'Herzog filme les hommes comme à leur insu, soulignant de ce fait les imperfections : un trébuchement, un regard caméra, un jeu hésitant, un décor placé de manière fortuite, un arrière-plan en « roue libre ». Autant d'indications que la direction d'acteur et la réalisation, dans ces conditions de tournage, par exemple une météo aléatoire en plus d'un terrain propice à tout sauf à la stabilité d'une caméra, renforcée de surcroît par l'ajout des non-professionnel dans le casting, menacèrent quotidiennement la ténacité d'Herzog. Mais ces détails ne perturbent en rien l'altérité du film, au contraire, ils lui confèrent un réalisme encore plus affirmé. Maîtriser les éléments dans la jungle n'est pas chose aisée, elle est même impossible. Herzog s'en accommodera.


Ceci étant, Werner Herzog en bon perfectionniste qu'il est, mettra un point d'honneur à ne rien « truquer » dans sa reconstitution. Tout est vrai, pensé et matérialisé pour le film. De toute manière, en 1982 au beau milieu de l'Amazonie, le fond vert n'est pas une toile de studio, il est un horizon de chaque instant. La fameuse montée du bateau, quittant sa rivière pour grimper sur la colline fut réellement accomplie.
Grâce à l'aide de la population avoisinante et d'énormes poulies mécaniques, les 360 tonnes du vapeur se hissèrent vers le ciel. On imagine sans peine que les scènes de liesses où Fitzccaraldo embrasse les indiens à la vue du bateau mouvant sont réelles... La frontière entre fiction et réalité finit de se dissoudre lors de cette prouesse.


Car Werner Herzog est Fitzccaraldo. Fitzcarraldo est Werner Herzog. Mais il ne peut pas non plus jouer son avatar, or qui de mieux que son éternel et meilleur ennemi, le furieux Klaus Kinski pour interpréter ce démiurge fou du cœur de l'Amazone. Peu d'acteurs sont capables de jouer l'intensité comme l'Allemand, cette dévotion de goinfre devant le spectacle d'arbres gigantesques se fracassant sur la rivière. Son regard en constante hallucination aggrave encore plus la dimension pantagruélique du film. Herzog et Kinski, Une collaboration aussi féconde que tumultueuse, consommée sur 5 longs-métrages, leur dualité n'a pas fini d'alimenter les plus féroces anecdotes de l'histoire du Cinéma.


Le pendant féminin de Kinksi à l'écran est interprété par Claudia Cardinale. Vrai pendant car, tout autant impérieux, mais plus sophistiqué et charmeur que son mari. Elle croit en lui, sans l'ombre d'un doute. Et Contrairement aux riches armateurs des rives, elle ne voit pas en Fitzcarraldo un affabulateur enragé. Molly a embrassé depuis longtemps cette ambition d'un opéra du bout du monde, et attend son retour triomphateur le cœur confiant.


Sur le fond, Fitzccaraldo rejoint autant que la forme, l'essence même de l'Odyssée. Le voyage sur le fleuve amoncelle les péripéties, d'une gravité exponentielle tout le long. Des hommes abandonneront le navire, d'autres rejoindront l'aventure, certains mourront. Le bateau sillonne l'eau à la manière d'une arche sacrée en mission, le territoire parfois hostile, parfois dévoué à son expédition. Les louanges succèdent aux javelots, les rites de passages au courroux des piroguiers indigènes. Et à la fin du périple, les héros s'accompliront. Transcendés par l'épreuve, essorés par le torrent pur de la rivière, ils accéderont, ne serait-ce que l'espace d'un court instant, à la jubilation primitive éprouvée par le défricheur de l'impossible.


Mais pour revenir à la citation de Werner Herzog en préambule de cette critique, si un élément remarquable surpasse aisément les autres, c'est bel et bien la musique. L'art majeur, descendu sur terre pour révéler aux hommes l'existence d'un monde du dessus, et catalyser ainsi leurs appétences. La partition originale de Popol Vuh, mêlée aux enregistrements antiques de Caruso témoigne de cette atmosphère presque religieuse, elle attise la présence d'un surnaturel palpable, rendant visite aux hommes pendant de la traversée. Werner Herzog d'ailleurs, pour appuyer cette dimension divine, monte souvent sa caméra, réglant l'objectif vers le ciel, comme posé sur la cime de la canopée. De nouveau, une notion de dualité réapparaît, ici entre le haut et le bas. Le monde des dieux et celui des hommes. Et pour marquer la jonction, une brume opaque, épaisse, qui emprisonne les âmes dans une moiteur infernale.


Au beau milieu de la forêt, le bateau-vapeur gît. Il est le dernier vestige d'un cataclysme qui appartient désormais à l'histoire. La jungle, elle, toute-puissante, a repris son bon droit sur ce corps étranger. Et puisque fleurs, plantes et fougères, ne peuvent accéder au terreau prisonnier sous la carcasse, elles ont réinvesties, depuis l'intérieur, l'antre de l'homme. La nature, aussi miséricordieuse puisse-t-elle se montrer, n'entend pas se priver éternellement d'une friche de son territoire.


Mais Peut-être que... un autre reliquat, bien vivant lui, subsiste dans la jungle.
Le gramophone de Fitzcarraldo. Sursaute-t-il encore ? Son écho, devenu infime murmure d'un ténor du passé, poursuit-il sa conquête toujours plus loin au gré des méandres de l'Amazone et:



fait taire toutes les souffrances et tous les cris des animaux de la
forêt vierge et arrête le chant des oiseaux.


Liverbird
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes À la lisière du Top 10 et Critiques vues

Créée

le 17 avr. 2017

Critique lue 852 fois

19 j'aime

7 commentaires

Liverbird

Écrit par

Critique lue 852 fois

19
7

D'autres avis sur Fitzcarraldo

Fitzcarraldo
drélium
9

Soulever des montagnes.

J'ai revu Aguirre juste avant histoire de revivre un souvenir brillamment renforcé suite à une très pénible première séance. C'est une très grande expérience pas de doute, mais ça reste quand même un...

le 23 janv. 2012

61 j'aime

14

Fitzcarraldo
DjeeVanCleef
9

Le bateau dans le ciel

De brumes soufflées par des nasaux divins jaillit la végétation, comme un rêve se dissipe pour révéler la réalité ; l'opéra végétal peut débuter. C'est l'histoire d'un rêveur. Ou plutôt deux. L'un...

le 30 nov. 2016

60 j'aime

11

Fitzcarraldo
Vincent-Ruozzi
8

Le bateau enchanté

Brian Sweeney Fitzgerald. Voilà un nom qui claque, appelant à une destinée hors du commun. Dans celle de Brian Sweeney Fitzgerald, surnommé Fitzcarraldo, il y a paradoxalement de la grandeur et de la...

le 3 déc. 2020

45 j'aime

4

Du même critique

Melancholia
Liverbird
5

Armageddon sous anxiolytique

C'est pas ma came, comme dirait l'autre ... J'ai essayé pourtant, je le jure, en toute bonne fois, sans aprioris sur le bonhomme, curieux de découvrir cet objet tant vanté par les critiques. Mais je...

le 6 mars 2014

93 j'aime

21

Interstellar
Liverbird
9

Une madeleine dans l'espace

Les grands films éclatent les bords de l'écran. ils sont bien trop volumineux pour être contenu dans leurs cadres étriqués, bien trop grandioses pour se contenter de cette pauvre condition. Alors ils...

le 19 nov. 2014

55 j'aime

16

There Will Be Blood
Liverbird
9

Des hommes d'influence

Tout d'abord, There Will Be Blood c'est un prologue. Une immersion au fond d'une mine noire et muette où de roches insondables et compactes provoquent la volonté humaine. La pioche forcenée du...

le 19 juin 2015

51 j'aime

6