La disparition d’un cinéaste offre toujours l’occasion de se pencher sur une œuvre, de revoir les films qui nous ont marqués et de combler les manques. Après avoir appris la nouvelle de la mort de Laurent Cantet la semaine dernière, j’ai décidé de ne plus passer à côté de Foxfire, Confessions d’un gang de filles dont j’avais repoussé depuis trop longtemps le visionnage. Pourtant, le nom du réalisateur, accompagné une fois de plus par Robin Campillo au montage et au scénario, aurait dû me suffire en tant qu’admirateur de son cinéma que l’on réduit trop souvent à sa Palme d’Or en 2008 pour Entre les murs. Foxfire fut donc le film d’après la suprême récompense et la consécration d’une vie de réalisateur. En clair un film qui aurait dû être extrêmement attendu, mais qui n’a été finalement que trop peu vu à sa sortie en début d’année 2013. Comment avons-nous donc pu autant raté une œuvre qui entre aujourd’hui en parfaite résonance avec notre époque ? Cantet était peut-être trop en avance, trop avant MeToo, trop contemporain peut-être du féminisme radical et spectaculaire des Femen qui effrayait plus d’un bonhomme. Peut-être aussi le casting était simplement trop inconnu pour ce que des spectateurs attendent d’un gagnant de la Palme d’Or. Beaucoup de peut-être en somme, mais ce qui est certain maintenant, c’est qu’il n’y a plus d’excuses pour ne pas apprécier Foxfire à sa juste valeur.

En adaptant à nouveau un livre, à savoir le roman éponyme de l’immense écrivaine américaine Joyce Carol Oates, Laurent Cantet fait déjà le choix intelligent de ne pas trahir ni la langue ni le contexte socio-historique de l’œuvre tout en le filmant dans une lumière « réelle », sans filtre, qui est aussi celle du présent. Nous sommes dans les années 1950, dans une petite bourgade des États-Unis comme il en existe tant, et où le patriarcat fait comme d’hab sa petite loi avant une petite bande de meufs en pleine adolescence décide d’inverser violemment le rapport de force et de changer la peur de camp.

Jamais durant l’intégralité du film, ces filles, qui sèment la pagaille et brisent les conventions morales de l’Amérique puritaine et blanche, ne se considèrent comme « féministes » en tant que tel, jamais nous ne les verrons lire des livres, se réclamer d’un mouvement ou s’enflammer sur des doctrines théoriques. Non, ces filles n’ont pas besoin de mots pour se battre. Elles s’appellent Legs la leadeuse incontestée, tête pensante du groupe pour le meilleur et pour le pire, Maddy, Goldie, Lana, ou Violet. Elles sont issues de la classe populaire et ont vu sur leur mère et vécu dans leur propre chair les ravages de l’aliénation domestique et de la brutalité des hommes. En réaction à un environnement qui les oppresse, les viole, les brime, et les enferme, elles vont construire leur féminisme, résolument anarchiste, par des actes qui iront loin, très loin et dont les spectateurs resteront eux-mêmes juges.

Foxfire est par conséquent d'une intelligence rare dans sa compréhension des rapports humains et matériels au sein d'un groupe militant. Que ce soit au niveau des questions liées au leadership, à l'intégration de nouvelles membres, du rapport à la violence, à l'argent, au tâches quotidiennes, au travail, le film ne s'épargne absolument en rien en termes de facteurs de tension collective. Il y a par exemple cette scène si géniale où dans la deuxième partie du film une nouvelle intègre la bande et s'apprête à vivre dans la maison collective. Pour cela, elle doit prêter une certaine forme de serment assez solennel, mais qui n'a plus grand-chose à voir avec le rituel d'intégration du premier cercle originel, ce que ne manquera pas de souligner Rita en messe-basse en guise de clin d'oeil (un peu trop appuyé) au spectateur. Ce n'est pas parce qu'on est entre meufs partageant les mêmes aspirations politiques que les tensions n'existent pas, qu'il n'y a pas de querelles d'ego et de remises en question des principes à la radicalité finalement pas si adaptée à la réalité et aux compromis qu'elle nécessite parfois d'accepter pour survivre. Mais là où Foxfire est encore plus brillant, c'est qu'il ne nous verse pas une sororité à l'eau de rose qu'il est facile de coucher sur du papier. Elle n'est pas un état de fait, un acquis de base, mais une construction permanente qui ne transgresse pas forcément les classes (comme le montrait assez béatement Portrait de la jeune fille en feu) et la couleur de peau. Par ailleurs, il est assez réjouissant de voir un film qui ne réduit pas un discours d'émancipation à la sexualité, à une certaine forme de libération des corps faisant du cul le centre névralgique de toute réflexion politique. Si nous pouvons sentir par moment un certain trouble entre Legs et Maddy, il ne sera jamais question de la possibilité même d'une romance, Laurent Cantet préférant centrer son propos sur ce qu'il y a de radicalement plus puissant, l'essence même de la lutte : le collectif.

Plus qu'une épopée furieusement féministe, Foxfire doit être avant tout vu comme une œuvre sur l'amitié, le groupe, la politique, traitant ce bouillonnement des relations humaines d'une manière toute aussi habile que Thierry de Peretti dans Une vie violente, qui se déroulait dans l'univers pour le coup exclusivement masculin du nationalisme corse. Je souhaitais également profiter de ce film et du 1er mai pour rendre un petit hommage tout personnel à Laurent Cantet. Sa filmographie engagée et sans œillères aura marquée ma cinéphilie, notamment Ressources humaines, L'Emploi du temps, le sous-estimé Vers le Sud, et bien évidemment Entre les murs. Son cinéma m'aura notamment permis de poser un regard plus intelligent et subtil sur les rapports de classe grâce à une mise en scène qui ne s'amuse jamais à faire la leçon au spectateur, et où l'esthétique est une affaire de complexité humaine et de nuance.

cortoulysse
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le 1 mai 2024

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